Une empathie politique : l'essai subversif de Samah Karaki au regard de la neuroscience et de la société

Dans L’empathie est politique, Samah Karaki nous propose une lecture audacieuse de l’empathie, dépassant les clichés émotionnels pour la placer au cœur des dynamiques de pouvoir et de domination. Elle explore l'idée selon laquelle l'empathie, souvent présentée comme une panacée aux maux sociaux, est en réalité un phénomène biaisé et sélectif. Son analyse, à la croisée des neurosciences et des sciences sociales, m’a profondément résonné : je me retrouve dans beaucoup de ses réflexions. Cependant, certains aspects de l’ouvrage appellent à une critique constructive, surtout au regard des récentes découvertes en neurosciences et des questions soulevées par les études d'imagerie cérébrale.
Karaki nous plonge d'abord dans une exploration essentielle de l'empathie en tant que produit social et politique. Elle souligne que l’empathie est naturellement inclinée à favoriser l'endogroupe – c'est-à-dire les individus que nous percevons comme similaires ou faisant partie de notre « groupe ». À travers cette lente construction des frontières de l'altérité, elle touche du doigt un phénomène central : l’endogroupe et l’exogroupe façonnent notre perception des autres de manière parfois biaisée et déshumanisante. Cela m’a rappelé les concepts de favoritisme de groupe et de la bulle de confirmation, qui, sans nécessairement modifier nos croyances, influencent nos perceptions du monde.
À travers une multitude de références – du zoologue Konrad Lorenz, qui partageait les idées de McLean et Freud sur le cerveau triunique, à des penseurs comme Fanon, qui dénonçaient déjà la dichotomie entre raison et émotion dans Les Damnés de la Terre – Karaki tisse un récit riche et bien ancré dans l'histoire des sciences humaines. Elle éclaire également la manière dont des figures comme Herbert Spencer, avec le darwinisme social, ou Joseph Arthur de Gobineau, précurseur du nordicisme, ont influencé les perceptions raciales, un héritage encore palpable dans certaines dynamiques contemporaines de déshumanisation. En lisant ce livre, je me suis senti accompagné dans une réflexion introspective et critique, Karaki nous invitant sans cesse à remettre en question nos présupposés.
Elle réussit aussi à montrer que nos émotions sont un calcul précis, comme elle le souligne, de nos erreurs de prédiction. Si on s’attend à se sentir en sécurité, mais qu'un danger surgit, c'est cette dissonance cognitive qui génère des émotions comme la peur. Les émotions, loin d’être des impulsions anarchiques, sont des indicateurs rationnels de la manière dont nous expérimentons le monde. Cela m’a semblé incroyablement pertinent, mais m’a également fait réfléchir sur la précision des outils neuroscientifiques mentionnés.
Un aspect de cet ouvrage qui m'a amené à réfléchir concerne l'utilisation des technologies d’imagerie cérébrale dans les recherches mentionnées par Karaki. À mon avis, bien que les IRM aient considérablement enrichi notre compréhension des neurosciences, elles ne dépeignent pas toujours avec précision les processus neurobiologiques en raison de limitations comme la résolution et la variabilité des états émotionnels des sujets étudiés. Les recherches s'orientent de plus en plus vers les IRM fonctionnelles (IRMf), qui offrent une vue plus fine de l'activité cérébrale en temps réel, améliorant ainsi notre compréhension des processus mentaux. Toutefois, même si Karaki cite des progrès en neurosciences, elle semble parfois se référer à "une étude" ou "une étude faite sur des personnes" sans discuter en profondeur des contextes spécifiques de ces études — notamment l'état émotionnel des participants, leur classe sociale ou les conditions environnementales. Ces facteurs sont cruciaux car ils peuvent influencer significativement les résultats, rendant certaines généralisations problématiques. C’est le seul véritable point de critique que j'ai à exprimer et il est possible que j’aie manqué des nuances dans son analyse. J’aborde cette critique avec humilité, car mes observations se basent sur des sources telles que les travaux de Helen Mayberg et ses collègues, qui ont étudié les limites de l'IRM dans le diagnostic et le traitement des troubles de l'humeur, publiés dans le Journal of Neuroscience.
Un point particulièrement éclairant dans son essai est sa façon d’aborder la « déshumanisation mécaniste » et la « déshumanisation animale » – où certains groupes minoritaires sont assimilés tantôt à des objets, tantôt à des animaux. Ces concepts, essentiels pour saisir comment des formes insidieuses d’intolérance s'ancrent dans notre inconscient collectif, sont habilement analysés par Karaki. Elle rapproche également ce phénomène du "schadenfreude" ou contre-empathie, expliquant comment certains groupes peuvent percevoir le malheur d’autrui comme un soulagement, voire un plaisir, surtout lorsqu'ils considèrent que ce malheur touche un exogroupe perçu comme hostile. Cette réflexion est d'autant plus puissante pour comprendre pourquoi certains individus issus de classes sociales précaires en viennent à soutenir des politiques allant à l’encontre de leurs intérêts économiques, préférant affaiblir des « autres » perçus comme inférieurs.
En abordant également la thématique du racisme, Karaki aurait pu inclure la réflexion de l’humoriste Aamer Rahman qui, par le biais de l'ironie, démonte l'idée du « racisme anti-blanc » : “Oui, il y aurait un racisme anti-blanc. Il suffirait qu'on remonte le temps, que l'Asie, l'Afrique et l'Amérique se liguent pour envahir l'Europe, réduisent les Européens en esclavage, qu'on bâtisse un système perdurant des siècles les empêchant de s'émanciper. Puis, de temps en temps, ce bloc impérial alimenterait des conflits locaux européens, les bombardant pour les renvoyer à l'âge de pierre. Les Blancs seraient constamment lésés par les structures sociales désignées exprès pour les persécuter... Là oui, il y aurait un gros racisme anti-blanc en effet.”
Karaki aborde également les biais sociaux et comment ils s'inscrivent dans des structures socio-économiques. L'effet Matthew, par exemple, met en lumière cette inégalité des ressources : ceux qui possèdent déjà un avantage en accumulent davantage, tandis que les autres sont constamment désavantagés. Ce phénomène, observable dans les domaines de l’éducation, de l’économie, et de la recherche scientifique, illustre la manière dont des inégalités structurelles contribuent à la répartition inégale des opportunités, un cercle vicieux qui mérite l'attention dans le cadre de l’empathie politique. On pourrait également pousser cette réflexion vers le spécisme, où la catégorisation des espèces en fonction de leur appartenance à l’espèce humaine ou non soulève des questions similaires d’éthique et de domination.
Dans son livre, elle aborde avec une grande lucidité le mouvement #MeToo et la question du patriarcat, des thématiques qu’elle analyse sous l’angle de la déconstruction des rapports de pouvoir. Elle démontre comment le patriarcat fonctionne comme un système de domination qui structure les relations sociales, culturelles et politiques en imposant des normes et des hiérarchies de genre. Ce système, loin de concerner uniquement les femmes, touche toute la société en limitant les expressions individuelles et en instaurant des rôles rigides, qui figent les hommes dans des modèles de puissance et de contrôle, souvent au détriment de leur propre épanouissement personnel.
Karaki voit dans le mouvement #MeToo non seulement un cri de dénonciation, mais aussi une invitation à repenser les bases mêmes de la société patriarcale. En effet, elle souligne que #MeToo a permis de briser le silence autour des violences sexuelles, mais a aussi révélé les mécanismes d’impunité qui les accompagnent. Pour elle, le patriarcat est maintenu non seulement par la force ou la violence directe, mais aussi par un subtil conditionnement social qui inculque aux femmes, dès leur plus jeune âge, des attitudes de soumission, et aux hommes, une posture de domination souvent inconsciente. Cette analyse rejoint ma propre vision du mouvement, qui ne se limite pas à la dénonciation de quelques individus, mais vise à remettre en question un système entier de privilèges masculins ancrés dans des structures institutionnelles et sociales.
Karaki encourage également une approche collective pour démanteler le patriarcat, insistant sur le fait que les mesures individuelles ne suffiront pas pour transformer profondément la société. Elle appelle à une solidarité qui transcende les différences de genre, et incite hommes et femmes à reconnaître comment le patriarcat affecte leurs vies respectives, même si c'est de manière différente. Ce changement de perspective est fondamental selon elle : il s’agit de reconnaître les violences et les inégalités comme des symptômes d’un système global plutôt que de comportements isolés. À travers cette critique du patriarcat, Karaki nous invite à une prise de conscience qui va au-delà de l’empathie individuelle et se dirige vers un engagement politique et social visant à déconstruire les structures de domination pour bâtir une société réellement égalitaire.
En somme, Samah Karaki propose un ouvrage qui interroge avec brio la manière dont l’empathie est politisée et se transforme en outil de domination ou de marginalisation. L’empathie est politique m'a permis de me poser des questions essentielles sur mes propres biais. Pourtant, une critique constructive appelle à nuancer certains aspects de son analyse, notamment dans l’usage des IRM et l’absence de contextualisation de ces études. Enfin, cet essai m’a rappelé l'importance d'aborder la complexité de l'empathie sans la simplifier, et de puiser dans le savoir pour aller au-delà de la superficialité.
Il ne s'agit donc plus de se sentir à l'aise avec le point de vue de l'autre, ni de se l'approprier. Il s'agit d'une manière particulière de s'engager avec l'autre dans l'action, dans le questionnement et la curiosité. Il s'agit de se réconcilier avec un monde où des expériences, des perspectives, des valeurs et des opinions différentes des nôtres existent et sont aussi valables que les nôtres. En renonçant à transformer l'inconnu en familier, le différent en similitude, l'imprévisible en prévisible, on fait l'apprentissage constant que l'on doit vivre dans un monde partagé avec d'autres personnes différentes de soi, qui sont et resteront de notre point de vue unique et pluriel.
Bien agir face à la différence ne consiste donc pas à chercher à savoir et à comprendre, mais à supporter le fait de ne pas savoir ni comprendre. Elle consiste comme l'explique le psychiatre et docteur en psychologie Serge Tisseron, à reconnaître à l'autre la possibilité de m'éclairer sur des parties de moi-même que j'ignore. C'est ce qu'il nomme "L'empathie extimisante".
Dans l'empathie extimisante, il ne s'agit plus seulement de s'identifier à l'autre, ni même de reconnaître à l'autre la capacité de s'identifier à soi en acceptant de lui ouvrir ses territoires intérieurs, mais de se découvrir à travers lui différent de ce que l'on croyait être et de se laisser transformer par cette découverte.
Cette tolérance à l'incertitude pourrait également avoir des conséquences sur nos relations intimes, familiales, amicales, et professionnelles. Les relations deviendraient des sphères qui invitent continuellement le dialogue, à accepter d'être dérangé dans ses certitudes, à accueillir les divergences et à mettre en danger ses convictions. L'empathie peut être ainsi "réparée" lorsqu'elle devient une empathie qui pose des questions plutôt que de dicter des solutions, qui s'intéresse à la discorde plutôt que de chercher l'affinité, qui assume l'histoire de l'autre et accepte que cette histoire la change. C’est en admettant ignorer l'autre que peut surgir le point de départ de toute véritable rencontre.
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