Critique de Sylvain Ledy Berry pour "Le Mythe de la Normalité"

Un ouvrage magistral et nécessaire — Gabor Maté comme révélateur de notre époque

Je vais tenter de rester mesuré, mais la vérité, la mienne en tout cas, est limpide :
"Le mythe de la normalité" est le livre le plus puissant, le plus transformateur, le plus essentiel que j’ai lu depuis que j’ai repris mes études en 2021. Il m’a traversé, retourné, puis doucement recollé. Il ne m’a pas seulement enseigné des choses : il m’a déplacé.

Je l’ai lu pendant mes années de formation d’éducateur spécialisé, pendant les longues soirées de révision pour ma licence en sciences de l’éducation, pendant les nuits d’insomnie où je doutais de tout, sauf d’une chose : ma soif d’apprendre à comprendre. Comprendre l’humain, les mécanismes de la souffrance, les systèmes qui les nourrissent, et surtout : comprendre comment on guérit, individuellement et collectivement.

Ce livre m’a accompagné comme un guide silencieux dans mes pratiques professionnelles, mais aussi dans mes sphères les plus intimes : dans ma parentalité, dans ma relation conjugale, dans mon combat contre l’alcool, dans mes amitiés, dans ma façon d’aimer, de consoler, de parler, de vivre.

Et ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas "juste un bon livre". C’est un livre-miroir. Un livre-boussole. Un livre-seuil.

Je suis tombé dessus un peu par accident, ou par destin — appelez ça comme vous voulez — dans une librairie de quartier à Argenteuil. Le genre de librairie où l’on entre sans idée précise, et d’où l’on ressort avec un livre qui va changer notre vie. Il était là, posé en pile, et son titre m’a coupé le souffle :

"Le Mythe de la normalité."

Sept mots, et un monde entier s’est effondré. Ou plutôt, il s’est révélé pour ce qu’il est : absurde, violent, pathologisant, et pourtant accepté. Car oui, ce que nous appelons "normal" aujourd’hui — un stress chronique, des familles épuisées, des enfants silencieux ou en colère, des adultes sous anxiolytiques, des burn-out, des violences banalisées, des addictions déguisées — c’est tout sauf sain.

Et ce livre l’expose sans fard, sans jugement, sans condescendance. Il ne condamne pas : il éclaire.

Et pourtant… malgré cette urgence, cette clarté, cette évidence, j’ai mis énormément de temps à le lire. Je l’ai lu lentement. En pointillé. En apnée parfois. Parce que chaque chapitre me mettait face à moi-même. Non pas d’une manière culpabilisante, mais d’une manière profondément lucide et tendre à la fois.

Chaque page me confrontait à mes blessures d’enfance, à mes silences, à mes anesthésies, à mes masques. Ce n’était pas une lecture académique, c’était un chemin de conscience. Et je crois que, quelque part en moi, je ne voulais pas le finir. Comme si le terminer, c’était perdre un compagnon de route. Comme si je n’étais pas encore prêt à tourner la page de certains chapitres de ma propre histoire.

J’ai ressenti ce que Gabor Maté appelle dans son livre le "désalignement avec notre moi authentique". Cette cassure entre ce que nous ressentons profondément et ce que nous devons afficher pour être "acceptables" dans une société qui valorise la performance, l’adaptation, le contrôle émotionnel.

"La normalité est une illusion. Ce que l’on appelle normal est en réalité le produit d’une adaptation à une société malade." écrit-il avec justesse.

Et moi, comme tant d’autres, j’ai longtemps été un bon soldat de cette adaptation. Je me suis rendu "fonctionnel", parfois même "performant", tout en m’éloignant de ce que j’étais réellement. Jusqu’à ce que ça craque. Jusqu’à ce que le corps parle. Jusqu’à ce que je m’effondre — et que je recommence à me reconstruire.

Ce livre, c’est aussi ça. Un effondrement nécessaire. Un effondrement qui libère.

Un livre qui fait le pont entre la médecine, la sociologie, la psychologie, et… la politique

Ce livre n’est pas simplement un essai sur la santé mentale ou une énième tentative de vulgarisation psychologique. C’est une fresque. Une cartographie complexe et profonde de la souffrance humaine contemporaine, qui ne se contente pas d’en décrire les symptômes, mais qui en cherche, fouille, expose les causes structurelles, sociales, historiques.

On ne peut pas comprendre Le mythe de la normalité sans comprendre l’homme qui l’a écrit : Gabor Maté est médecin, certes. Mais il est aussi un homme du monde, un exilé, un penseur, un thérapeute de l’intime et du collectif, quelqu’un qui refuse de cloisonner les disciplines. Il pratique la médecine dans un corps global, celui des patients, et celui de la société toute entière.

Ce qu’il nous propose, c’est un regard interdisciplinaire et radicalement transdisciplinaire, qui relie ce que beaucoup séparent encore : le corps et l’esprit, l’individu et le collectif, la biologie et le politique.

Dès les premières pages, il assène cette vérité dérangeante, glaçante et pourtant essentielle :

"Le fœtus est déjà modelé par l'état émotionnel de la mère, par l’environnement social dans lequel elle vit, par la précarité, le racisme, la solitude."

Cette phrase, pour moi, devrait figurer dans tous les centres de formation du travail social, de la médecine, de la psychologie, de la périnatalité. Parce qu’elle dit tout : la souffrance commence avant même la naissance, et elle n’est pas d’abord "dans les gènes", ni "dans la tête", elle est dans le lien, dans le tissu social, le contexte, les rapports de pouvoir, les dominations, les violences invisibles.

Et quand je lis ça, moi, éducateur spécialisé dans un centre parental, je vois des visages. Je pense à ces mères qui arrivent brisées, et à ces enfants qui naissent déjà chargés de fardeaux qu’ils ne comprennent pas encore, mais qu’ils ressentent. Je pense à cette fameuse “charge mentale transgénérationnelle”, à ces bébés aux regards profonds, déjà angoissés, déjà hyperadaptés, déjà silencieux… ou déjà en colère.

Gabor Maté ne s’arrête pas là. Il va plus loin que les constats. Il démonte méthodiquement l’illusion d’une médecine neutre, froide, mécaniste. Il s’en prend au modèle biomédical dominant qui segmente, classe, médicalise, traite sans écouter. Il critique une approche qui considère encore la santé comme une affaire d’individus isolés plutôt que le produit de conditions de vie, de rapports de classe, de dominations culturelles.

Et ce n’est pas du militantisme naïf, c’est sourcé, rigoureux, étayé. Il cite des études épidémiologiques, des travaux en neurobiologie, en psychiatrie sociale, en attachement, en psychanalyse, en anthropologie… C’est un tissage brillant entre sciences dures et sciences humaines.

Je pense à ce passage marquant où il écrit :

“La médecine occidentale ignore trop souvent l’histoire du patient, son histoire relationnelle, son histoire sociale. Elle ne traite que des symptômes, comme s’ils étaient le problème, alors qu’ils sont la tentative de solution du corps.”

À partir de là, comment ne pas voir que toute maladie est politique ? Comment parler de "santé mentale" sans parler du racisme structurel, du sexisme, des discriminations, de la précarité, de la culture de la performance, de la déscolarisation affective des enfants, de la marchandisation des corps et des esprits ?

Maté rejoint ici Albert Moukheiber, que je lis depuis des années. Moukheiber nous parle des biais cognitifs et des illusions d’objectivité dans le discours scientifique, et il nous rappelle à chaque page que le cerveau est une interface vivante, contextuelle, sociale. Il parle de Neuromania, cette tendance à tout expliquer par les neurones, comme si nous n’étions pas aussi le fruit d’une culture, d’un environnement, d’un vécu.

Gabor Maté ajoute une couche essentielle : le trauma. Non pas comme un événement spectaculaire, mais comme l’absence de réponse, de soutien, de contenance. Et dans notre société, ce manque est partout. Il est institutionnalisé. Normalisé. Prescrit.

Ce que Gabor Maté nous donne, c’est une éthique du soin et de l’écoute :

  • écouter le corps et ses messages,

  • écouter l’enfant derrière les comportements,

  • écouter les colères comme des appels à l’authenticité,

  • écouter la société qui se dit "normale" mais qui broie.

Et c’est là que son livre devient profondément politique : il ne propose pas seulement un regard compassionnel sur les individus, il invite à une révolution du regard sur la norme elle-même. Ce qu’on appelle "adaptation", dans un monde malade, c’est parfois simplement une forme d’abandon de soi.

Il ne dit pas "répare-toi", il dit :

“Reviens à toi, reviens à ton corps, reviens à ce qui fait de toi un être vivant en relation.”

Ce que Le Mythe de la normalité m’a révélé, ce n’est pas seulement l’état du monde. C’est l’état de mes propres contradictions. Mon propre corps. Mon propre passé. Il m’a obligé à me regarder en face, sans masque professionnel, sans posture de père modèle, sans filtre de musicien inspiré.

Il m’a forcé à me demander :

À quel moment ai-je commencé à croire que la souffrance était normale ? Que se débrouiller seul, c’était une preuve de maturité ? Que pleurer était une faiblesse ? Que mon addiction à l’alcool n’était qu’un défaut personnel, alors qu’elle était une réponse logique à un environnement devenu invivable ?

Quand Gabor Maté parle des adaptations douloureuses, je vois le jeune Sylvain qui voulait à tout prix être fort, utile, drôle, parfait, pour ne jamais être un poids. Je vois le jeune père que je suis devenu, parfois perdu entre mon désir d’être un roc et mes tempêtes intérieures. Je vois le mari que je tente de rester, humble, faillible, parfois dépassé, mais présent. Et je vois le professionnel, qui accompagne des femmes et des enfants que la société regarde souvent de haut… alors qu’elle est parfois la première à les avoir brisés.

Gabor Maté écrit :

"Ce n’est pas l’événement traumatique qui détermine le trauma, mais le fait que l’enfant n’ait pas été vu, entendu, consolé. Le trauma, c’est la solitude face à la douleur."

Quand je lis ça, je pense à tant de mamans que j’accompagne au centre parental. Des femmes jeunes, parfois adolescentes, souvent isolées, issues de parcours migratoires, précaires, invisibilisées. Je pense à leurs enfants, à leur manière de regarder, de s’attacher, de pleurer, de se protéger trop tôt.

Et je pense aussi à ma propre histoire adoptive. À cette rupture première que j’ai toujours tenté de comprendre, de transcender, sans jamais totalement la guérir. Peut-être qu’on ne guérit pas, au fond. Mais on apprend à se reconnecter. À tisser autrement. À re-aimer la vie.

Parentalité, éducation, sobriété : les piliers ébranlés, puis reconstruits

Depuis que je suis père, je sais à quel point éduquer sans transmettre ses blessures est un combat quotidien. Et ce livre me l’a redit, page après page : il ne s’agit pas d’être parfait, mais d’être vrai. De reconnaître ses propres zones d’ombre pour ne pas les projeter sur l’autre. De savoir réparer la relation plutôt que d’éviter le conflit.

Quand Maté parle du rôle du parent, il ne le réduit pas à une fonction nourricière ou éducative. Il parle d’attachement, de sécurité émotionnelle, de présence incarnée. Et il explique que ce n’est pas en multipliant les activités ou les injonctions au bonheur qu’on crée du lien, mais en étant là. Vraiment. Vulnérablement.

Et ça, ça demande un travail profond. De déconstruction. D’humilité. Ça demande de mettre en pause l’héritage, les automatismes, les "on a toujours fait comme ça", pour accueillir ce qui est. Ici. Maintenant.

Ma sobriété n’est pas une décision morale. C’est une libération existentielle. Et ce livre m’a permis de le comprendre, de l’embrasser pleinement. L’alcool n’était pas mon ennemi. C’était mon anesthésiant. C’était le doudou de l’adulte blessé. Ce que Maté appelle “la solution temporaire à une douleur non reconnue.”

En arrêtant de boire, j’ai accepté de sentir. De pleurer parfois sans raison. De ne plus fuir le silence. Et c’est cette transformation que Le Mythe de la normalité vient soutenir, légitimer, contextualiser. Il m’a dit : “Tu n’es pas seul. Et surtout, tu n’as jamais été défaillant. Tu as juste survécu.”

Un outil pour les professionnels, un miroir pour les êtres humains

Aujourd’hui, je recommande ce livre à mes collègues, à mes stagiaires, à mes amis, à des mères, à des pères, à des anciens élèves, à des jeunes en rupture, à quiconque s’interroge, souffre, cherche.

Car ce n’est pas un livre de réponses. C’est un livre de chemins.

Et j’aimerais conclure cette partie avec une de ses phrases qui m’a fait poser le livre plusieurs minutes, pour respirer :

"La vraie guérison commence lorsque l’on cesse de vouloir être normal, et qu’on commence à être vrai."

Trauma, corps et société : une vision globale

Le génie de Gabor Maté ne réside pas simplement dans le fait d’affirmer que « le trauma rend malade ». Ça, beaucoup l’ont déjà dit. Ce qu’il fait de plus, et de fondamental, c’est qu’il explique pourquoi, comment, et surtout dans quel contexte ce lien entre trauma et maladie émerge — et persiste.

Maté ne traite pas le trauma comme une exception, un accident, une anomalie. Il le traite comme un langage universel refoulé, un cri étouffé dans nos corps et nos comportements, un mécanisme d’adaptation face à un monde qui, souvent, nous nie ou nous violente. Et cela change tout.

Il nous dit que la maladie, physique comme mentale, n’est pas un bug, c’est une tentative du corps de nous parler.
Une tentative de survivre dans un environnement qui exige trop, trop tôt, ou qui donne trop peu, trop tard.
Il nous rappelle que derrière les étiquettes médicales — cancer, diabète, dépression, TDAH, addiction — il y a des histoires. Des silences. Des solitudes. Des déracinements. Des humiliations. Et que ces histoires, le corps les garde, les encode, les somatise.

Je pense à cette phrase, que j’ai lue, relue, copiée, méditée :

« Ce qu’on appelle addiction est souvent une tentative de soulagement. Un cri. Pas une faute morale, mais un effort d’automédication. Une adaptation à l’insupportable. »

Cette phrase, à elle seule, a justifié ma lecture. Parce qu’elle parle de moi.
Moi, Sylvain, père, mari, éducateur, compositeur, sobre depuis juillet 2024.

Pendant des années, l’alcool a été mon allié silencieux. Mon sas. Mon échappatoire. Ce n’était pas la fête. C’était une fuite.
Je ne buvais pas pour me détruire. Je buvais pour tenir. Pour me contenir. Pour éteindre les voix intérieures, les blessures anciennes, les injonctions contradictoires du monde.
L’alcool n’était pas un vice. C’était une béquille. Un camouflage. Un anesthésiant. Un bouclier.

Et ce livre n’est pas venu me juger.
Il n’a pas ajouté une couche de honte, comme tant d’autres discours culpabilisants.
Il m’a offert du sens. Et parfois, dans la vie, le sens est la première étape de la guérison.

Le trauma comme adaptation, pas comme pathologie

Dans Le Mythe de la normalité, Maté renverse le regard dominant :

Ce n’est pas le traumatisé qui est malade.
C’est la société qui l’est, et qui rend la survie pathologique.

Il insiste sur un point fondamental que beaucoup de thérapeutes, de médecins, ou de politiques refusent encore de voir :

Le trauma, ce n’est pas l’événement. C’est ce qui se passe en nous quand l’événement n’a pas pu être accueilli, nommé, accompagné.
C’est la coupure. La dissociation. Le repli. L’hypervigilance.
C’est ce que j’ai dû mettre en place pour rester debout dans un monde qui ne m’autorisait pas à tomber.

Et cette lecture m’a bouleversé. Parce qu’elle redonne du pouvoir. Elle redonne de la dignité. Elle redonne de l’intelligence au corps. Ce n’est pas le corps qui dysfonctionne : c’est lui qui s’adapte.

Quand on lit Maté, on comprend que le symptôme est un signal. Pas un ennemi. Et que la vraie guérison ne vient pas de l’éradication du symptôme, mais de la reconnaissance du message qu’il contient.

 Une lecture qui parle aussi aux professionnels du soin

En tant qu’éducateur spécialisé, je ne peux pas sortir indemne d’un tel regard.
Parce que chaque jour, j’accompagne des jeunes, des femmes, des enfants, qui sont jugés, médicalisés, exclus, étiquetés, alors qu’ils ne font que survivre avec les moyens qu’ils ont.

Une jeune mère qui "crie trop", un adolescent "en opposition", une enfant "qui ne dort jamais", ce ne sont pas des cas à gérer. Ce sont des âmes blessées. Ce sont des corps saturés. Ce sont des systèmes nerveux en état d’alerte. Et parfois, ce sont des traumas qui se rejouent, génération après génération.

 Reconnexion, résilience et lien retrouvé

Maté ne s’arrête pas au constat. Il propose un horizon. Une direction.
Il nous invite à revenir à nous-mêmes, à nos ressentis, à nos besoins fondamentaux. Il nous parle de reconnexion à notre corps, à notre colère légitime, à notre besoin d’authenticité. Il parle de réparer le lien entre notre corps et notre histoire.

Il parle aussi de reconnexion aux autres, aux communautés, à la nature, au sacré — dans un sens large, symbolique, non dogmatique. Il rejoint ici d’autres auteurs qui me touchent profondément :

  • Bessel van der Kolk (Le Corps n’oublie rien),

  • Alice Miller (Le Drame de l’enfant doué),

  • Thomas d’Ansembourg (Cessez d’être gentil, soyez vrai),

  • ou encore Resmaa Menakem, qui parle de trauma racial et intergénérationnel, et de son inscription dans les tissus du corps.

Ce que ce livre m’a appris, c’est que guérir, ce n’est pas réparer un défaut. C’est réapprendre à écouter.
Et parfois, cette écoute commence par une phrase, une page, un silence, une prise de conscience.

Pour moi, cette écoute a commencé avec ce livre.

2025 : une urgence d’humanité

Nous sommes en juin 2025, et il devient difficile de nier l’évidence : quelque chose se fissure. Quelque chose d’essentiel.

Les résultats des élections européennes ont marqué une nouvelle bascule : la peur, le repli, la haine de l’autre gagnent du terrain dans les urnes. Les discours simplistes et binaires séduisent des populations épuisées, désorientées, affamées de repères.
Dans les hôpitaux, le burn-out n’est plus un phénomène marginal, c’est un langage commun entre les soignants, les enseignants, les travailleurs sociaux, les mères, les adolescents, les artistes, les étudiants… tout le monde.

Le mot “anxiété” est aujourd’hui un compagnon intergénérationnel, presque banal. On ne dit plus “je vais mal”, on dit “je suis en stress”, “je suis au bout”, “je suis sous cachets”. Et tout le monde trouve ça normal. Pire encore : on s’y adapte.

Le monde brûle, hurle, s’effondre, et on continue à nous dire : "produis, souris, poste une story, reste compétitif, reste aimable, sois rentable."
Il y a comme une dissonance globale, un grand écart entre l’état du monde et l’état des récits dominants.
Et dans ce climat — ou plutôt, cette tempête — il y a des livres qui ne réconfortent pas, mais qui réveillent. Qui ne flattent pas, mais qui redonnent un souffle.
Le Mythe de la normalité est l’un de ces livres.

Non, ce n’est pas une lecture légère. Ce n’est pas un livre de plage.
C’est un livre de tempête. Mais un livre qui propose un cap.
Pas une solution miracle. Pas une méthode en cinq étapes. Un cap. Une direction. Une possibilité.

Des pistes de résistance douce : corps, colère, authenticité

Gabor Maté, épaulé par son fils Daniel, ne se contente pas de faire une analyse clinique, sociale, ou philosophique. Il va plus loin : il redonne du pouvoir. Il redonne de l’élan. Il redonne de l’espoir.

Il nous invite à revenir à la source de ce que nous sommes avant d’être des fonctions, des rôles, des "citoyens utiles" ou des "patients à normaliser".

Il dit :

“Reviens à ton corps. Reviens à ta colère. Reviens à ton enfance. Reviens à ce qui, en toi, est vivant, même si c’est douloureux.”

Et ces invitations sont, à mes yeux, des formes de résistance politique. Des armes douces. Mais puissantes.

  • Revenir à son corps, c’est refuser l’anesthésie permanente dans laquelle nous plongeons tous, à coups d’écrans, d’alcool, de bruit, de suractivité.

  • Revenir à sa colère, c’est refuser l’apathie. C’est refuser la docilité face à l’injustice, l’exploitation, l’humiliation quotidienne.

  • Revenir à son enfance, c’est accepter de regarder ce qui a été blessé, et que nous avons appris à cacher.

  • Revenir à son authenticité, c’est poser un acte de désobéissance face à un monde qui nous demande de porter un masque du matin au soir.

Là où d’autres auteurs s’arrêtent à la dénonciation, Maté va plus loin.
Il parle d’agency, cette capacité à agir dans sa propre vie malgré les blessures.
Il parle de résilience, mais pas celle, galvaudée, qui consiste à “encaisser en souriant”. Il parle d’une résilience ancrée dans la conscience, dans l’expression, dans la transformation.
Et il parle surtout de l’auto-empathie, cette faculté rare de se parler à soi comme à un ami. D’accueillir en soi l’enfant blessé, l’adulte débordé, le parent imparfait.

Et ça, pour moi, c’est politique.
Dans un monde qui nous pousse à être performants, compétitifs, froids et “objectifs”, prendre soin de soi avec douceur, avec profondeur, avec lucidité, est un acte de résistance.

Ce livre vient nous rappeler qu’il n’y aura pas de révolution sans régénération.
Pas de changement collectif sans réparation intérieure.
Pas d’égalité possible si l’on ne guérit pas nos blessures invisibles — blessures que le capitalisme, le patriarcat, le racisme et les logiques néolibérales ne cessent d’amplifier.

Pour moi, et ça n'engage que moi, lire ce livre, c’est comme poser une main sur l’épaule de son passé et lui dire : "Je t’ai vu. Je ne vais plus fuir."
C’est aussi dire à la société : "Je vous vois. Mais je ne jouerai plus votre jeu toxique."

Ce n’est pas un livre qui sauve. C’est un livre qui permet de recommencer à marcher, différemment.
Et aujourd’hui, en 2025, alors que le monde semble basculer dans la confusion, dans la radicalisation, dans la déconnexion, ce genre de livre devient vital.

Pas pour tout comprendre.
Mais pour continuer à aimer.
Et ne pas oublier qui nous sommes.

Résonances avec d’autres penseurs contemporains

Pour moi, le travail de Gabor Maté et son fils, tel qu’il se déploie dans Le Mythe de la normalité, ne se limite pas à la médecine. Il s’inscrit dans une constellation de penseurs et penseuses qui, chacun·e à leur manière, refusent de séparer la souffrance psychique du contexte social, économique, culturel et symbolique dans lequel elle prend racine.

Lire ce livre, pour moi, a été comme entendre plusieurs voix parler ensemble. Et parmi elles, certaines m'accompagnent depuis longtemps, dans mes lectures, mes formations, mes réflexions d’éducateur spécialisé, de père, de mari, de citoyen : Albert Moukheiber – "Neuromania" et l’éloge de la complexité

Avec Neuromania, Albert Moukheiber nous met en garde contre la fascination actuelle pour les neurosciences, souvent utilisées pour justifier des idées réductrices sur l’intelligence, le comportement ou les émotions humaines.
Il nous rappelle, à raison, que nous ne sommes pas notre cerveau, que l’humain ne peut pas se résumer à une IRM fonctionnelle ou à un taux de dopamine.

Et dans une société qui cherche à "expliquer" la dépression, le burn-out ou l’agressivité par des déséquilibres biochimiques uniquement, la parole de Maté entre en résonance profonde :

Ce n’est pas le cerveau qui est “dysfonctionnel”, c’est l’environnement qui rend la régulation impossible.

Moukheiber et Maté convergent sur un point essentiel : nous devons sortir des causalités simplistes, penser la complexité, accepter les zones d’incertitude, et surtout, replacer l’humain dans ses environnements (sociaux, affectifs, historiques, culturels).

Boris Cyrulnik – Résilience et attachement

Cyrulnik, avec sa notion de résilience, nous montre depuis des décennies que la souffrance n’est pas une fatalité. Que les enfants malmenés ne sont pas condamnés. Que le lien réparateur existe.

Gabor Maté ne contredit pas cette vision, mais il l’approfondit :

Il rappelle que sans prise en compte du contexte traumatique initial, on risque de transformer la résilience en injonction silencieuse : “Relève-toi, coûte que coûte.”

Là où Cyrulnik parle de la possibilité de se reconstruire, Maté insiste sur la nécessité de ne pas reconstruire sur du sable. Il faut reconnaître les effondrements, les nommer, les comprendre, avant de pouvoir rebâtir quelque chose de durable.

Et pour les deux, la clé reste le même mot : l’attachement. L’enfant sécurisé, vu, entendu, compris, aura des ressources. Celui qui a été abandonné à son angoisse devra apprendre à vivre avec une fracture invisible. Ce sont ces fractures que Maté éclaire avec tendresse et rigueur.

 Samah Karaki – La psychologie comme acte politique

Avec Samah Karaki, autrice de La fabrique du consentement mental, une idée fondamentale traverse tous ses travaux :

La psychologie n’est jamais neutre. Elle est traversée par des normes. Des idéologies. Des systèmes de pouvoir.

Elle montre que nos schémas mentaux sont formatés par des rapports sociaux, que ce soit à l’école, dans la famille ou dans la culture professionnelle. Et qu’il faut déconstruire cette idée qu’il y aurait des “problèmes dans les têtes” sans s’interroger sur les problèmes dans la société.

C’est exactement ce que fait Gabor Maté. Il dit clairement que :

Une société qui nous pousse à ignorer nos émotions, à refouler notre colère, à cacher notre vulnérabilité, produit des corps souffrants.

Et que ce n’est pas l’individu qui est malade, c’est l’environnement qui est pathogène.

Judith Butler – La vulnérabilité comme puissance

Butler nous invite à penser la vulnérabilité non pas comme une faiblesse à corriger, mais comme une condition fondamentale de l’être humain.
Elle dit que nos corps sont exposés, dépendants, traversés par les autres, par la société, par le langage.

Maté rejoint cette pensée :

Il ne dit pas “soyez forts” — il dit “soyez vrais”.
Il ne dit pas “masquez votre douleur” — il dit “écoutez ce qu’elle tente de vous dire.”

C’est une manière de réhabiliter le soin comme puissance, l’émotion comme boussole, la fragilité comme langage. Et pour nous, professionnels du lien, c’est un appel à refuser la carapace. À oser la présence, dans toute sa vérité.

 Naomi Klein – Capitalisme et désintégration de soi

Enfin, Naomi Klein, dans La stratégie du choc ou Tout peut changer, nous montre que le capitalisme n’est pas simplement une logique économique, mais un système qui s’insinue dans nos esprits, nos corps, nos récits.

Gabor Maté pousse cette idée jusqu’au bout : il affirme que le capitalisme contemporain produit littéralement de la maladie.
Pas seulement en exploitant nos ressources, mais en nous coupant de nos besoins fondamentaux : repos, communauté, authenticité, sécurité émotionnelle.

Quand il écrit :

« La société capitaliste récompense l’aliénation et punit l’authenticité. »

… il rejoint les alertes de Klein sur les conséquences psychosociales de la marchandisation du vivant, des corps et des émotions.

Ces auteurs et autrices n’appartiennent pas au même champ disciplinaire. Et pourtant, tous convergent vers une vérité partagée :

Notre société fabrique du mal-être. Et il est temps d’arrêter de le pathologiser uniquement à l’échelle individuelle.

Le problème n’est pas que les gens “ne vont pas bien”.
Le problème, c’est que nous avons créé un monde où aller bien devient une performance. Une illusion. Une pression.
Et lire Maté, comme lire Moukheiber, Karaki, Butler ou Klein, c’est refuser cette illusion. C’est reprendre le fil du réel.

Un livre que je recommande… à tout le monde (vraiment tout le monde)

Je pèse mes mots. Et je n’en rajoute pas pour faire joli.
Ce livre, je le recommande à toutes les personnes humaines. Point.

Je le recommande aux soignants, pour qu’ils n’oublient jamais que la douleur n’est pas qu’un symptôme à traiter, mais une histoire à entendre.
Je le recommande aux éducateurs et éducatrices, parce que ce livre redonne du sens à nos métiers de liens, de présence, de regard, à ces gestes du quotidien qui peuvent changer une trajectoire.
Je le recommande aux enseignants, pour qu’ils comprennent que certains enfants n’ont pas de trouble de l’attention, ils ont des blessures non reconnues.
Je le recommande aux parents, qui cherchent à faire au mieux avec leurs enfants et leurs propres cicatrices.
Je le recommande aux décideurs politiques, même si, soyons lucides, peu d’entre eux oseront y plonger vraiment, car ce livre dérange les structures de pouvoir. Et c’est tant mieux.

Mais surtout, je le recommande à celles et ceux qui se sentent “cassé·e·s”, “à côté”, “trop” ou “pas assez”.
À ceux qui se demandent en silence :

“Pourquoi je me sens si fatigué alors que j’ai tout pour être heureux ?”
“Pourquoi est-ce que je ressens les choses plus fort que les autres ?”
“Pourquoi est-ce que je me suis coupé·e de mes émotions ?”

À toutes celles et ceux qui ont survécu à des familles défaillantes, à des systèmes scolaires violents, à des amours destructeurs, à des addictions invisibles, à des abandons.
Ce livre ne vous dira pas : “Tu es malade.”
Il vous dira :

“Tu es normal dans un monde anormal.”
Et rien que pour ça, il mérite d’exister. Et d’être lu.

 

Un puits. De connaissances. De récits. D’humilité. De tendresse.

Ce livre, c’est une traversée.
Ce n’est pas un produit éditorial, calibré, formaté, marketé.
C’est une œuvre de soin. Un ouvrage vivant. Un miroir qu’on tient difficilement, mais dont on sort grandi.

Il est rempli :

  • de savoirs rigoureux, cliniques, sociologiques, biologiques, anthropologiques.

  • de témoignages bouleversants, de parcours de patients, de récits d’enfance, de fragments d’humanité.

  • de questions inconfortables, qui nous poussent à réinterroger nos certitudes.

  • et surtout, d’une infinie tendresse. Celle d’un homme qui a vu, entendu, touché, et aimé la souffrance humaine sous toutes ses formes.

Ce n’est pas un livre qui juge.
C’est un livre qui accueille. Qui réhabilite. Qui redonne du souffle.
Il ne vous dira pas quoi faire. Il ne vous imposera rien. Il vous tendra simplement une main, avec douceur, en vous disant :

“Tu n’as pas à te réparer. Tu as à te reconnecter.”

 

Je n’en suis pas sorti indemne. Mais je suis sorti plus entier.

Je ne crois pas à la lecture comme une distraction. Je crois à la lecture comme une initiation. Une épreuve parfois. Un rite de passage.

Et ce livre, pour moi, a été un passage.

Il m’a remué. Parfois mis face à mes incohérences. Il m’a donné envie de pleurer. De me taire. De parler. D’écrire. D’aimer mieux.
Il a ouvert des fenêtres en moi. Des pièces que j’avais fermées.
Et je suis ressorti de cette lecture plus conscient, plus vulnérable peut-être, mais aussi plus solide. Plus ancré. Plus vrai.

Alors non, je ne suis pas "guéri".
Mais je suis en chemin.
Et ce chemin, je ne le fais plus seul.

Tu veux une lecture qui transforme ?
Un livre qui éclaire sans infantiliser ?
Un texte qui tient autant de la science que de la sagesse humaine ?
Lis Le Mythe de la normalité. Relis-le. Offre-le. Parle-en. Diffuse-le.

Ce n’est pas une lecture. C’est un réveil.

Conclusion personnelle (et subjective)

Je terminerai cette critique par une phrase qui m’est venue comme un souffle au cœur, alors que je refermais ce livre pour la dernière fois :

“Et si la vraie guérison commençait le jour où l’on cesse de chercher à être normal ?”

Je crois que tout est là.

C’est une phrase simple, mais elle contient un monde. Un basculement.
Un lâcher-prise. Une désobéissance douce face à un monde qui nous presse d’entrer dans des cases, d’être fonctionnels, aimables, solides, et toujours “adaptés”.
Mais être adapté à un monde malade, est-ce encore être vivant ?
Ou est-ce simplement survivre ?

Ce livre n’est pas venu flatter mes zones de confort. Il est venu me rappeler à moi-même. À ce que j’ai vécu, à ce que j’ai traversé, à ce que je traverse encore. Il m’a redonné le droit d’être “trop”, “hors cadre”, “sensible”, “fatigué”... et surtout : profondément humain.

Et cette humanité, je l’ai ressentie dans chaque page.
Pas seulement dans les mots du Dr Gabor Maté, mais aussi dans la présence discrète, sensible, presque fraternelle, de son fils, Daniel Maté, co-auteur de l’ouvrage. Ce livre est autant un dialogue intellectuel qu’un lien filial tissé avec justesse — un échange intergénérationnel, sincère, bouleversant.

Et comment ne pas être touché en découvrant, dans les premières pages, que ce livre est dédié à Rae Maté, l’épouse de Gabor et la mère de ses enfants ? Cette femme silencieuse entre les lignes, mais omniprésente, à qui il rend hommage avec une humilité magnifique.

« Pour Rae, mon amour et ma compagne depuis toujours… »

Cette dédicace m’a bouleversé. Parce qu’elle rejoint mon propre lien à celles et ceux pour qui je crée, écris, compose, aime.
Moi aussi, la plupart de mes musiques, de mes mots, de mes combats sont pour elles et eux :
Pour ma femme, Céline qui me soutient, m’élève, m’interroge.
Pour mes enfants, Edji et Lily à qui je souhaite transmettre autre chose qu’un monde de normes, d’angoisses et de performances.
Pour mes proches, mes amis, mes “frères de cœur”, qui m’aident à rester aligné.
Pour ces mères, ces jeunes, ces familles que j’accompagne chaque jour dans mon travail d’éducateur, et qui me rappellent que le courage est souvent silencieux.

Alors oui, merci.
Merci Gabor Maté, pour ce travail courageux, rigoureux, et profondément humain.
Merci Daniel Maté, pour ton intelligence sensible et ta voix douce, qui accompagne celle de ton père avec justesse.
Et merci à Rae Maté, sans qui ce livre n’aurait sans doute pas vu le jour, et qui, dans le silence de cette dédicace, nous rappelle qu’aimer, soutenir, exister à côté d’un créateur, c’est déjà créer.

Merci aussi aux éditions Trédaniel d’avoir rendu ce livre accessible en français, avec soin et respect pour la densité du propos.

Ce livre est, sans aucun doute, le plus important que j’ai lu depuis quatre ans.
Il a bousculé mon regard, ma pratique, mon langage, mes silences.
Il m’a nourri intellectuellement. Il m’a guéri émotionnellement.
Et il m’a inspiré humainement.

Ce n’est pas un livre que l’on lit, c’est un livre que l’on traverse.
Et dont on ressort un peu plus lucide, un peu plus doux, et — peut-être — un peu plus libre.

 

Sylvain Ledy Berry