Le contextualisme : pourquoi, selon moi, le contexte est la clé de l'évolution humaine et sociétale
Le contexte : une clé fragile et déterminante de l’humain — Mon approche de contextualiste
Par Sylvain, Ledy Berry — Psycho-quoi
Introduction : poser le cadre avec humilité
Avant tout, je tiens à préciser que cette réflexion est la mienne, située et évolutive.
Je ne prétends pas détenir de vérité universelle. Mon propos est le fruit de mon expérience professionnelle d’éducateur spécialisé, de mes lectures pluridisciplinaires, de mes réflexions personnelles et de mon engagement quotidien auprès des familles, des enfants et des adultes que j’accompagne. De ma place de mari, père et citoyen.
« Je n’ai pas la science infuse. Je cherche à comprendre avant de juger, car chaque être humain est une trajectoire façonnée par ses contextes visibles et invisibles. » Sylvain, Ledy Berry.
Pourquoi cette notion de contexte m’est devenue centrale
Au fil des années, une évidence m’a frappé : nous jugeons très souvent les individus et les situations sans replacer leurs trajectoires dans leurs contextes multiples et imbriqués.
Le "contextualisme" que je défends ici cherche à réintégrer cette complexité dans nos analyses et nos actions.
Qu’est-ce que j’entends par "contexte" ?
Lorsque je parle de contexte, je ne désigne pas un simple arrière-plan passif.
Le contexte, tel que je le comprends dans ma posture de contextualiste, est un ensemble vivant, complexe, dynamique et imbriqué de facteurs qui interagissent en permanence.
Ces facteurs façonnent nos trajectoires bien avant même que nous en ayons conscience. Ils ne déterminent pas tout, mais ils orientent, ils pèsent, ils facilitent ou freinent.
Voici comment je les envisage :
1) Biologique : le terrain initial
Notre génétique, notre neurobiologie et notre tempérament de base ne sont pas des choix.
Ils constituent le socle avec lequel nous venons au monde.
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Certains naissent avec une plus grande sensibilité émotionnelle, une réactivité accrue au stress, une capacité de régulation plus fragile.
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D’autres présentent des prédispositions neurodéveloppementales (troubles de l’attention, spectre autistique, troubles anxieux) qui vont influencer leurs relations aux apprentissages, aux émotions et aux autres.
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Notre héritage biologique inclut également la mémoire épigénétique des générations précédentes : certaines vulnérabilités peuvent avoir été activées ou modulées par les stress vécus par nos parents ou grands-parents.
C’est un point de départ sur lequel les autres contextes vont venir s’imbriquer.
2) Psychologique : l’histoire intérieure:
Chaque individu est marqué par la qualité de ses premières relations, la manière dont ses besoins émotionnels ont été reconnus, sécurisés ou au contraire fragilisés.
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L’attachement précoce façonne la sécurité intérieure ou, à l’inverse, l’insécurité affective.
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Les traumatismes vécus, qu’ils soient visibles (violences, abus, négligences) ou plus subtils (indifférence affective, incohérence éducative, instabilité émotionnelle parentale) laissent des empreintes durables sur la manière de gérer le stress et de se relier aux autres.
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La résilience se construit ou s’épuise au fil des ressources disponibles pour affronter ces blessures : qualité du soutien reçu, capacités à symboliser l’expérience, opportunités de réparation psychique.
Notre monde intérieur est donc profondément contextuel lui aussi.
3) Social et économique : la marge de manœuvre matérielle
L’environnement social et économique agit concrètement sur nos possibilités de choix et d’évolution :
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Avoir ou non un revenu stable, un logement décent, un accès facile aux soins médicaux ou psychologiques.
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Bénéficier d’un réseau social de soutien : famille élargie, amis, voisins, collègues de confiance.
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Faire face à des discriminations liées à l’origine, au genre, à l’apparence, au handicap ou à l’orientation sexuelle.
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Évoluer dans un système éducatif plus ou moins accessible et bienveillant selon son quartier, son statut social ou ses moyens financiers.
Le contexte socio-économique façonne directement l’énergie disponible pour gérer les autres défis de la vie.
4) Culturel et normatif : les représentations invisibles
Nous sommes tous traversés par des normes culturelles implicites qui influencent :
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Ce qu’on considère comme acceptable ou inacceptable.
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La manière dont on perçoit la réussite, l’échec, la famille, la parentalité, la masculinité, la féminité, l’autorité.
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Les croyances liées à la santé mentale, au rôle des émotions, à la place du collectif et de l’individuel.
Par exemple :
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Dans certaines cultures, exprimer ses émotions est valorisé ; dans d’autres, cela est perçu comme une faiblesse.
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Les rapports à l’autorité ou à la hiérarchie peuvent générer des malentendus profonds selon les modèles éducatifs ou religieux.
Ces normes façonnent la manière dont les individus évaluent leurs propres comportements et ceux des autres.
5) Historique et géopolitique : les héritages collectifs invisibles
Enfin, aucun individu n’échappe à l’histoire collective dont il hérite :
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Les migrations familiales, les déplacements forcés, les guerres, les colonisations, les dominations politiques ou économiques laissent des traces transgénérationnelles.
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Les traumatismes collectifs peuvent marquer plusieurs générations à travers des mécanismes épigénétiques, des transmissions éducatives implicites, des silences ou des récits familiaux.
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Même dans le quotidien le plus intime, des conflits géopolitiques lointains peuvent impacter la perception de soi, l’identité, l’accès aux droits, et les opportunités de vie.
Le contexte historique est souvent un sous-texte discret qui pèse bien plus qu’on ne le mesure spontanément.
En résumé :
Chaque trajectoire humaine est le produit d’une interaction permanente entre ces cinq dimensions, qui s’influencent mutuellement, souvent à notre insu.
Le contexte n’est pas un simple décor de fond : c’est un réseau actif d’influences qui façonne notre façon de penser, de ressentir, d’agir et d’exister.
Les données scientifiques qui m’influencent
1) ACE Study (Felitti & Anda, 1998)
L’ACE Study (pour Adverse Childhood Experiences Study, que l’on peut traduire par étude sur les expériences négatives de l’enfance) est une des recherches scientifiques majeures qui a profondément transformé notre compréhension des liens entre le contexte de vie précoce et la santé globale à l’âge adulte.
De quoi parle cette étude ?
En 1998, les chercheurs américains Vincent Felitti et Robert Anda ont suivi plus de 17 000 patients adultes aux États-Unis, tous issus d’un système de soins classique (la Kaiser Permanente, une grande assurance santé). Ils leur ont posé une série de questions sur leur enfance, visant à savoir s’ils avaient vécu des expériences dites traumatiques ou adverses avant l’âge de 18 ans.
Parmi ces expériences négatives, on trouve par exemple :
-Violences physiques subies:
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Exemple évident : un enfant battu régulièrement par un parent ou un beau-parent.
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Exemple plus insidieux : un parent qui « claque » régulièrement son enfant sous prétexte d’éducation ("pour qu’il comprenne"), générant chez l’enfant une insécurité chronique.
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Exemple souvent invisibilisé : un enfant exposé à des gestes brutaux sans traces physiques, mais ressentant la peur constante (tirer violemment le bras, forcer à manger, enfermer dans une pièce…).
-Violences sexuelles:
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Exemple manifeste : un enfant victime d’agressions sexuelles par un membre de la famille, un proche, ou un adulte de confiance.
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Exemple souvent méconnu : des attouchements qualifiés à tort de « jeux », d’« exploration normale » par certains adultes, mais vécus par l’enfant comme une violation.
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Exemple insidieux : exposition précoce à des contenus pornographiques imposés par un adulte ou un grand frère, créant des troubles durables de l’image de soi et de la sexualité.
-Négligence émotionnelle ou physique
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Exemple flagrant : absence de soins de base (hygiène, alimentation, vêtements adaptés).
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Exemple plus subtil : parents physiquement présents mais émotionnellement absents (absence de marques d’affection, d’écoute, de valorisation).
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Exemple souvent banalisé : un parent constamment absorbé par ses propres difficultés (travail excessif, écran, dépression) et ne répondant pas aux besoins émotionnels de l’enfant.
-Parents séparés ou divorcés
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Exemple classique : un divorce conflictuel où l’enfant devient « objet » de discorde.
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Exemple plus méconnu : séparation sans conflit ouvert mais générant chez l’enfant un sentiment de double loyauté permanent (devoir ménager les sensibilités des deux parents).
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Exemple très courant et sous-estimé : déménagements multiples suite à la séparation, impliquant changements d’école, perte de repères, isolement social.
-Problèmes psychiatriques ou addictions chez les parents
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Exemple manifeste : un parent atteint de schizophrénie non stabilisée, ou une mère dépendante à l’alcool.
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Exemple sous-estimé : un parent souffrant de dépression chronique, fonctionnant en mode « automatique » sans véritable présence affective.
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Exemple presque invisible : un parent perfectionniste et anxieux de façon pathologique, transmettant une pression permanente de performance à l’enfant.
-Violence conjugale au sein du foyer
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Exemple évident : un parent frappant l’autre sous les yeux de l’enfant.
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Exemple insidieux : violence verbale quotidienne (dévalorisations, humiliations, cris) créant un climat de peur permanente même sans coups physiques.
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Exemple souvent minimisé : climat de tension extrême avec peur d’une éventuelle violence ("on ne se tape pas, mais il suffit de voir ses yeux quand il s’énerve").
-Un parent incarcéré
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Exemple manifeste : incarcération pour délit ou crime.
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Exemple moins souvent pris en compte : détention préventive, même de courte durée, vécue comme un abandon incompréhensible par l’enfant.
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Exemple indirect : l’incarcération d’un oncle, d’un frère aîné ou d’une figure parentale élargie, qui provoque honte, stigmatisation, isolement scolaire ou communautaire.
Comment ont-ils mesuré ces expériences ?
Les chercheurs ont établi un "score ACE" :
Chaque type d’expérience traumatique vaut 1 point. Plus une personne cumule ces expériences, plus son score ACE est élevé. Ainsi, une personne qui a connu 4 types de traumatismes dans son enfance aura un score ACE de 4.
Quels ont été les résultats principaux de l’étude ?
C’est là que je trouve que l’étude devient extrêmement frappante :
Dépression à l’âge adulte :
Les individus ayant un score ACE élevé (4 ou plus) sont 4 à 5 fois plus susceptibles de souffrir de dépression sévère.
Tentatives de suicide :
Ceux ayant des scores ACE élevés sont jusqu’à 12 fois plus à risque d’avoir fait une tentative de suicide.
Addictions (alcool, drogues, tabac, etc.) :
Le risque de développer une dépendance est multiplié par 5 chez les personnes ayant eu plusieurs traumatismes précoces. Maladies cardio-vasculaires et chroniques (cancers, AVC, diabète, etc.) : Le risque de développer ces maladies est augmenté de 200% à 300% (soit 2 à 3 fois plus de risque).
Pourquoi ces chiffres sont-ils importants ?
L’ACE Study nous montre que les conséquences des violences ou négligences vécues pendant l’enfance :
Ne s’arrêtent pas à l’enfance. Touchent autant la santé mentale que la santé physique.
Agissent comme des "cicatrices biologiques invisibles" tout au long de la vie. Autrement dit : le contexte de l’enfance laisse des traces profondes et durables sur le corps et l’esprit, bien des années après.
Comment cela s’explique-t-il biologiquement ?
Les chercheurs expliquent que ces traumas précoces :
Perturbent durablement le développement cérébral (modifications de l’amygdale, de l’hippocampe, du cortex préfrontal):
(modifications de l’amygdale, de l’hippocampe, du cortex préfrontal)
Exemples concrets :
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Hyperactivation de l’amygdale
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Une personne qui vit en "état d’alerte permanent", qui sursaute au moindre bruit, qui anticipe les conflits, qui a du mal à se détendre même dans un contexte sécurisant.
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Un adulte ayant des accès d’anxiété sans raison apparente, mais dont le cerveau a été câblé dans l’enfance pour rechercher en permanence les dangers.
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Rétrécissement de l’hippocampe
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Difficultés à se souvenir des détails récents, à organiser sa pensée.
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Impression de "brouillard mental", oublis fréquents, confusion dans l’apprentissage de nouvelles tâches.
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Sentiment de difficulté à "passer à autre chose" après un événement stressant.
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Affaiblissement du cortex préfrontal
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Difficulté à gérer ses émotions dans des situations tendues (colère explosive ou retrait).
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Impulsivité fréquente : achats compulsifs, disputes imprévues, réactions excessives.
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Problèmes à planifier à long terme : procrastination, difficulté à gérer les échéances.
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Dérèglent le système hormonal du stress (axe HHS et sécrétion chronique de cortisol):
(axe HHS et sécrétion chronique de cortisol)
Exemples concrets :
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Fatigue chronique inexpliquée malgré le sommeil.
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Sommeil non réparateur ou troubles du sommeil (réveils fréquents, insomnies).
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Sensation d'être épuisé au réveil comme si le "réservoir d’énergie" était toujours bas.
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Sensibilité accrue au stress quotidien : "le moindre grain de sable devient une montagne".
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Difficulté à récupérer après un stress : l’émotion reste longtemps dans le corps.
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Tendance aux troubles psychosomatiques (maux de ventre, migraines de tension, douleurs musculaires).
Favorisent des comportements de compensation à risque (alcool, drogues, troubles alimentaires):
(alcool, drogues, troubles alimentaires)
Exemples concrets :
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Recherche régulière de "réconfort rapide" sous forme de :
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Consommation d’alcool pour "se détendre" après une journée difficile.
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Grignotage compulsif (sucres, gras) face à l’anxiété.
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Usage de cannabis ou de médicaments pour mieux dormir.
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Achat compulsif ou sexualité compulsive comme auto-régulation émotionnelle.
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Difficulté à supporter l’ennui ou le vide émotionnel sans "béquille externe".
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Difficulté à stopper ces comportements malgré une conscience des conséquences, car ils soulagent temporairement l'état de tension interne.
Affaiblissent le système immunitaire, augmentant les maladies chroniques:
Exemples concrets :
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Apparition précoce de maladies inflammatoires :
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Eczéma chronique.
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Allergies multiples.
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Maladies auto-immunes (ex : thyroïdite d'Hashimoto, polyarthrite).
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Risque accru de pathologies cardiovasculaires à moyen terme :
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Hypertension artérielle précoce.
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Problèmes de cholestérol, d’inflammation vasculaire.
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Troubles digestifs fréquents :
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Colon irritable.
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Troubles gastriques inexpliqués (reflux, nausées chroniques).
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Sensibilité accrue aux infections :
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Infections virales fréquentes, convalescences plus longues.
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Fatigue après des épisodes infectieux bénins.
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Vieillissement prématuré des cellules (télomères raccourcis) pouvant favoriser des troubles plus précoces liés à l’âge (douleurs articulaires, pertes cognitives, etc.).
Pourquoi je trouve cette étude fondamentale dans ma posture de contextualiste:
Parce qu’elle démontre, avec des données solides et concrètes, que l’individu n’est jamais simplement le résultat de ses choix personnels ou de sa "volonté". Son histoire contextuelle, souvent invisible aux yeux extérieurs, imprègne en profondeur ses comportements, ses émotions, ses réactions physiologiques, et même la structure intime de son cerveau et de son corps.
L’ACE Study nous oblige à abandonner les jugements rapides du type :
« S’il est anxieux, c’est qu’il dramatise. »
« S’il boit, c’est qu’il manque de volonté. »
« S’il n’arrive pas à avancer, c’est qu’il ne fait pas assez d’efforts. »
Pour nous amener à nous poser une autre question, beaucoup plus juste et exigeante :
« Quelles expériences précoces ont pu façonner ces mécanismes émotionnels, ces réactions de survie, ces difficultés d’aujourd’hui ? »
Les violences subtiles ou visibles, les négligences émotionnelles, les séparations familiales, les troubles psychiques parentaux ou les contextes de précarité affectent directement :
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Le câblage émotionnel (amygdale hyperactive, hypervigilance chronique).
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La mémoire et l’apprentissage (hippocampe fragilisé).
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La régulation des émotions et des comportements (cortex préfrontal affaibli).
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L’équilibre hormonal et immunitaire (cortisol élevé, inflammations chroniques).
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Et favorisent, souvent dès l’enfance, des comportements de compensation (alcool, alimentation compulsive, addictions, conduites à risque).
Voilà pourquoi je considère l’ACE Study comme un socle scientifique central de ma posture de contextualiste :
Elle nous rappelle qu’un parcours de vie n’est jamais déconnecté de ses racines précoces, et que derrière chaque souffrance observable se cache souvent un enchevêtrement d’expériences qui ont modifié à la fois l’esprit, le cerveau et le corps.
2) Michael Marmot et le gradient social de santé (2010)
Qui est Michael Marmot ?
Sir Michael Marmot est un épidémiologiste britannique de renommée mondiale. Depuis plus de 40 ans, il étudie l’impact des inégalités sociales sur la santé des populations. Son travail est central pour comprendre comment le contexte socio-économique influence concrètement l’espérance de vie et la santé globale des individus.
L’un de ses rapports majeurs est le célèbre :
"Fair Society, Healthy Lives" (2010)
ou en français :
"Une société équitable, une vie en meilleure santé"
connu sous le nom de "Rapport Marmot".
Quelle question Marmot a-t-il voulu explorer ?
La question de départ est pour mio très simple… et pourtant extrêmement puissante :
Pourquoi observe-t-on des différences d’espérance de vie aussi massives entre des personnes vivant pourtant dans le même pays, parfois à seulement quelques kilomètres de distance ?
Autrement dit :
Pourquoi vivre dans un quartier riche ou pauvre peut-il changer l’espérance de vie de 10 à 15 ans ?
Pourquoi deux bébés nés le même jour à quelques rues d’écart n’ont-ils pas les mêmes chances de vivre longtemps et en bonne santé ?
Que montre le "gradient social de santé" ?
Marmot démontre que les inégalités sociales se traduisent directement en inégalités de santé, selon un phénomène qu’il appelle le gradient social de santé. Plus on descend dans l’échelle sociale (revenus, éducation, emploi stable, sécurité financière), plus les risques de maladies chroniques, de stress, de troubles mentaux et de décès précoces augmentent.
Cette progression est continue :
il ne s'agit pas uniquement d’opposer les "pauvres" aux "riches", mais bien de constater que chaque niveau social est associé à une probabilité de santé différente.
Quelques chiffres marquants (issus de ses études en Europe et au Royaume-Uni) :
À Glasgow (Écosse), des écarts d’espérance de vie de 15 ans ont été mesurés entre quartiers voisins :
Dans les quartiers les plus riches : espérance de vie masculine d’environ 82 ans.
Dans les quartiers les plus pauvres : espérance de vie masculine tombant à 67 ans.À Londres, les hommes vivant à Westminster (quartier aisé) vivent en moyenne 11 ans de plus que ceux vivant à Tower Hamlets (quartier défavorisé). Ces écarts existent aussi dans d’autres pays occidentaux industrialisés, y compris en France. Par exemple, l’Insee a montré que selon la catégorie socio-professionnelle en France, l’espérance de vie peut varier de 6 à 13 ans (chiffres Insee 2022).
Pourquoi ces écarts existent-ils concrètement ?
Marmot identifie plusieurs "déterminants sociaux de la santé" :
-Le niveau d’éducation atteint (lié à la compréhension des comportements de santé)
Exemples concrets :
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Une personne peu scolarisée peut ne pas comprendre les recommandations médicales complexes (prescriptions, prévention des maladies, suivi des traitements).
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Difficulté à trier les informations de santé face à l’abondance de discours contradictoires sur internet (nutrition, vaccins, traitements alternatifs).
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Moins de capacité à anticiper les conséquences à long terme : négligence des bilans de santé, tabagisme prolongé malgré les risques connus, alimentation déséquilibrée par manque d’informations fiables.
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Des parents qui peinent à soutenir la scolarité de leurs enfants faute de maitrise des codes scolaires, créant une transmission indirecte des inégalités.
Les revenus et la stabilité économique
Exemples concrets :
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Une personne choisissant des aliments bon marché, souvent très transformés, car les produits frais sont trop coûteux.
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Reporter des soins dentaires ou ophtalmologiques "non urgents" faute de budget.
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Se priver de chauffage suffisant l’hiver ou vivre dans des logements mal isolés.
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Être dans une logique de "priorité de survie" au quotidien, où la santé préventive passe au second plan.
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Stress permanent de finir le mois, rendant le sommeil fragile et l’anxiété constante.
Les conditions de logement (insalubrité, promiscuité:
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Vivre dans un appartement humide et mal ventilé favorisant l’asthme ou les infections respiratoires.
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Dormir à plusieurs dans une même pièce, générant des troubles du sommeil, du stress et des tensions familiales.
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Absence d’espace extérieur pour les enfants, limitant l’activité physique, la lumière naturelle et les interactions sociales.
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Difficulté à se concentrer ou à télétravailler dans un environnement surpeuplé et bruyant.
L’environnement de travail (stress, insécurité professionnelle):
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Métiers pénibles physiquement ou émotionnellement (manutention, aides à domicile, sécurité, travail de nuit).
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Absence de protection contre les licenciements : angoisse chronique de "perdre son emploi".
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Multiplication des contrats précaires (intérim, CDD, temps partiel contraint), empêchant toute projection stable dans l’avenir.
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Climat de harcèlement ou de pression dans certains environnements professionnels, alimentant anxiété et troubles psychosomatiques.
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Travail au noir ou non déclaré, sans droits sociaux ni accès aux soins.
L’alimentation et l’accès aux soins:
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Zones rurales ou quartiers urbains sans commerces de qualité ("déserts alimentaires") obligeant à consommer de la nourriture industrielle.
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Difficulté à obtenir des rendez-vous médicaux rapidement, en particulier chez les spécialistes.
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Renoncement aux soins pour raisons financières malgré la CMU ou l’AME, par peur de devoir avancer les frais.
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Automédication fréquente face à des douleurs chroniques non prises en charge (antalgiques, anxiolytiques, somnifères).
Le stress chronique lié à l’insécurité matérielle et sociale:
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Peur récurrente de ne pas payer son loyer ou ses factures.
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Crainte de perdre une aide sociale, une allocation ou une place en crèche.
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Insécurité dans les relations sociales (sentiment de solitude, rupture de liens familiaux).
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Hypervigilance permanente dans des quartiers perçus comme dangereux.
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Stress de discrimination (origine, genre, orientation sexuelle) dans les rapports sociaux et professionnels.
La qualité des relations sociales et du soutien familial:
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Être isolé sans entourage de confiance pour se confier ou demander de l’aide en cas de difficulté.
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Manque de relais familiaux pour garder un enfant en bas âge, limitant les opportunités professionnelles ou de formation.
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Absence de modèles positifs dans l’entourage pour encourager à consulter un médecin, à entreprendre une démarche thérapeutique ou administrative.
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Sentiment de honte ou de culpabilité rendant difficile le recours aux services sociaux, aggravant l’isolement.
L’exposition à la violence, aux discriminations et aux injustices:
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Vivre dans un environnement où des agressions verbales, physiques ou symboliques sont fréquentes (quartiers sous tensions, violences policières, discriminations raciales ou de genre).
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Être confronté au plafond de verre ou au racisme systémique qui freine les parcours professionnels malgré les compétences.
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Intérioriser des messages stigmatisants ("tu n’y arriveras pas", "ta place n’est pas ici") générant des mécanismes d’autocensure ou de renoncement.
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Se heurter à des institutions peu bienveillantes (administrations rigides, jugements moraux implicites dans certains dispositifs d’aide).
Pourquoi ces exemples doivent faire réfléchir?
Car beaucoup de personnes qui se pensent "épargnées" réalisent ici que les déterminants sociaux ne sont pas uniquement l’affaire de "grande pauvreté extrême".
Ils se logent dans :
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les petits renoncements du quotidien,
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les micro-stress accumulés,
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les fragilités héritées de l’enfance,
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les mécanismes sociaux insidieux et parfois invisibles pour ceux qui ne les subissent pas directement.
C’est précisément pour cela que le gradient social de santé décrit par Marmot est progressif et non binaire.
Il n’y a pas "les pauvres" d’un côté et "les riches" de l’autre, mais une pente continue où chaque degré de fragilité sociale imprime peu à peu des conséquences biologiques, psychologiques et sanitaires.
Quel est le lien avec le contextualisme que je défends ?
L’enseignement principal de Marmot, que je partage pleinement, est le suivant :
La santé n’est pas uniquement une question de choix individuels. Elle est profondément conditionnée par les contextes sociaux et économiques dans lesquels les individus grandissent et évoluent. On pourrait même dire que le contexte social s’inscrit dans les cellules du corps au fil des années.
Ainsi, lorsque l’on observe une personne en difficulté de santé ou de comportement, il est essentiel de se demander :
Dans quel environnement social a-t-elle évolué ?
Quels facteurs invisibles ont agi en arrière-plan de son parcours ?
Quelles ressources lui ont manqué pour agir autrement ?
Pourquoi cette réflexion est essentielle dans mon travail d’accompagnement ?
C’est une conviction qui traverse aujourd’hui tout ce que je vis : dans mon travail bien sûr, mais aussi dans ma vie privée, auprès de ma femme, de mes enfants, de ma famille, de mes amis, de mes collègues. Je ne peux plus regarder les choix des autres — ni les miens — comme de simples décisions isolées. Chaque acte, chaque comportement, chaque difficulté s’inscrit dans une histoire plus vaste, tissée de contextes, de vulnérabilités parfois invisibles, d’expériences accumulées. La liberté existe, mais toujours au sein de marges de manœuvre inégales. C’est là tout le cœur de ma posture de contextualiste : essayer de voir au-delà du choix apparent, pour comprendre les contours réels dans lesquels il a émergé.
Le contexte social est un terrain qui rend certains parcours beaucoup plus escarpés dès le départ. Dans ma posture, avec mes connaissances modestes et situées — je ne suis ni sociologue, ni politologue, ni expert académique — j’en tire néanmoins quelques pistes de réflexion et d’action qui me paraissent essentielles :
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Ajuster concrètement les accompagnements éducatifs et thérapeutiques
En allant chercher, dès l’accueil, les éléments de contexte familial, social et psychologique qui peuvent expliquer certaines difficultés. Adapter les attentes, les rythmes, les objectifs, en fonction des ressources et des vulnérabilités de chaque personne.
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Prévenir plutôt que réparer
En travaillant le plus tôt possible : soutien à la parentalité dès la grossesse, accompagnement psychologique précoce pour les enfants exposés à des stress familiaux, repérage des facteurs de vulnérabilité dans les parcours scolaires ou sociaux avant qu’ils ne s’accumulent.
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Sortir des jugements moraux simplistes
En formant les professionnels — moi le premier — à reconnaître les mécanismes contextuels qui façonnent les trajectoires, afin d’éviter les raccourcis du type : « il ne fait pas d’effort », « elle a toujours été comme ça », « il suffit de vouloir ».
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Réduire les inégalités de santé et de parcours de vie
Non pas par des solutions magiques ou uniformes, mais en défendant des dispositifs souples, différenciés, capables de tenir compte des réalités concrètes des personnes : accès simplifié aux soins, accompagnements pluridisciplinaires coordonnés, décloisonnement entre les services sociaux, médicaux, éducatifs et psychologiques.
Tout cela n’est évidemment qu’une modeste contribution, à ma place, dans mon métier, avec mes outils et mes limites. Mais c’est ce chemin de réflexion que le contextualisme m’invite à emprunter chaque jour.
En résumé :
Le gradient social de santé décrit par Marmot est, pour moi, un socle scientifique essentiel dans ma posture de contextualiste.
Il nous rappelle que les écarts sociaux, économiques, éducatifs ou familiaux ne sont pas de simples inégalités abstraites : ils s’impriment concrètement dans les corps, les cerveaux et les trajectoires de vie.
Les contextes d’insécurité financière, d’accès inégal aux soins, de stress chronique, de discriminations ou de solitude sociale ne fragilisent pas uniquement le moral ou le bien-être psychologique : ils agissent sur le système nerveux, le système hormonal, le fonctionnement immunitaire, le vieillissement cellulaire, les capacités cognitives et émotionnelles.
Ainsi, derrière chaque souffrance observable — qu’il s’agisse d’une dépression, d’un diabète précoce, d’une hypertension, d’une addiction ou d’une difficulté d’apprentissage — il y a souvent une accumulation de déterminants sociaux qui ont progressivement façonné le terrain biologique de la personne, bien avant que le symptôme n’apparaisse.
C’est pour cela que ce gradient n’oppose pas simplement "les pauvres" aux "riches", mais décrit une pente continue, où chaque fragilité sociale supplémentaire vient peser, presque imperceptiblement, sur la santé globale de l’individu.
Cette lecture m’oblige — avec mes limites, mes connaissances modestes et dans le cadre qui est le mien — à regarder chaque personne non pas uniquement à travers ce qu’elle fait aujourd’hui, mais à travers l’histoire complexe de ce qu’elle a traversé jusque-là.
3) Bruce McEwen et le stress biologique (2000)
Qui est Bruce McEwen ?
Bruce S. McEwen (1938-2020) était un neuroscientifique américain, spécialiste mondialement reconnu de la biologie du stress.
Pendant des décennies, il a exploré comment le stress chronique affecte non seulement notre bien-être psychologique, mais modifie aussi littéralement la structure et le fonctionnement de notre cerveau. Ses travaux ont profondément enrichi ce qu’on appelle aujourd’hui la neurobiologie du stress.
Pourquoi ses recherches sont-elles fondamentales pour comprendre le contexte ?
Parce qu’elles démontrent de façon biologique comment les environnements hostiles, précaires ou traumatiques affectent directement le cerveau et la santé globale d’un individu.
Là où beaucoup pensent encore que le stress est uniquement « dans la tête », McEwen montre qu’il est aussi dans le corps, dans les neurones, dans la chimie cérébrale, dans le système hormonal, dans les organes eux-mêmes.
Le stress chronique agit comme un poison lent et silencieux, qui infiltre l’ensemble du fonctionnement biologique, souvent sans qu’on en ait conscience immédiatement.
Pour illustrer concrètement ces effets, voici quelques exemples non exhaustifs, tirés de ce que la recherche permet aujourd’hui de mieux comprendre (sans prétendre à une vérité définitive, ni à une vision absolue des situations) :
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Sur le plan cérébral :
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Une mère isolée, confrontée à des soucis financiers permanents, voit son cerveau rester en état d’alerte quasi constant : amygdale hyperactive, insomnie chronique, difficultés à réguler ses émotions face aux pleurs de son enfant.
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Un adolescent ayant grandi dans un climat familial conflictuel et imprévisible peut développer des troubles de la concentration à l’école, non pas par manque de motivation, mais parce que son hippocampe, fragilisé par des années de stress, peine à traiter et organiser l’information.
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Sur le plan comportemental :
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Un adulte ayant subi des carences affectives précoces peut chercher à apaiser ses tensions internes par des consommations répétées d’alcool ou d’aliments riches, non par faiblesse morale, mais comme tentative inconsciente de régulation émotionnelle.
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Une jeune adulte hypersensible à la critique ou sujette à des crises d’anxiété face aux conflits peut réagir de manière disproportionnée, car son cortex préfrontal, fragilisé par des années d’instabilité relationnelle, peine à moduler les émotions fortes.
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Sur le plan somatique :
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Un salarié vivant une insécurité professionnelle permanente (contrats précaires, peur de perdre son emploi) peut développer progressivement une hypertension artérielle ou des douleurs chroniques inexpliquées.
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Une personne confrontée depuis des années à des discriminations sociales ou raciales peut présenter des inflammations chroniques, un vieillissement cellulaire accéléré, et des vulnérabilités cardiovasculaires précoces.
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Sur le plan relationnel :
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Un enfant ayant grandi dans la négligence émotionnelle peut devenir adulte avec des difficultés à faire confiance, des réactions de fuite ou de repli dès qu’une relation devient intime, non par choix, mais parce que son système d’attachement s’est construit sous tension.
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Pourquoi je propose ces exemples :
Non pour catégoriser ou enfermer les individus dans des étiquettes, mais pour illustrer concrètement les mécanismes biologiques subtils par lesquels le stress chronique s’imprime dans l’organisme, parfois des années avant que les symptômes n’apparaissent.
Chaque personne a évidemment sa singularité, son histoire propre, ses ressources de résilience.
Mais ces trajectoires nous rappellent une chose essentielle dans ma réflexion de contextualiste : l’humain ne peut pas être réduit à la seule somme de ses choix visibles.
Comment fonctionne biologiquement le stress chronique ?
L’axe HHS (Hypothalamo-Hypophyso-Surrénalien)
Le cerveau, via l’hypothalamus, déclenche une alerte biologique : il envoie des signaux à l’hypophyse, qui elle-même stimule les glandes surrénales pour libérer des hormones de stress — principalement le cortisol.
À court terme, cette réponse est vitale et protectrice :
Elle nous prépare à réagir rapidement à un danger immédiat (la fameuse réaction de combat-fuite) :
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Une voiture nous coupe la route : montée d’adrénaline, muscles tendus, réflexes accrus.
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Un bruit inquiétant la nuit : hypervigilance immédiate, cœur qui s’accélère, vision plus attentive.
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Une urgence professionnelle soudaine : énergie décuplée, mobilisation rapide des ressources pour faire face.
Dans ces situations ponctuelles, une fois le danger passé, le corps retrouve son équilibre.
Mais lorsque le stress devient chronique — c’est-à-dire constant, diffus et prolongé — la machine ne s’arrête plus.
L’axe HHS reste activé en permanence.
Le cortisol continue de circuler à des taux élevés dans le sang, jour après jour.
C’est là que commencent les véritables dégâts.
Exemples concrets de contextes de stress chronique :
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Précarité financière prolongée :
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Une mère célibataire jonglant avec plusieurs petits emplois mal payés, craignant de ne pas pouvoir payer son loyer chaque mois.
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Un père redoutant sans cesse les imprévus de santé, car il n’a pas les moyens d’avancer les frais médicaux non remboursés.
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Violences et tensions familiales répétées :
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Un enfant grandissant dans un foyer où les cris, humiliations ou menaces sont fréquents, même en l’absence de coups.
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Un adolescent vivant dans la peur constante des conflits violents entre ses parents.
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Insécurité professionnelle :
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Un salarié enchaînant les contrats précaires, craignant le licenciement à chaque fin de mois.
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Une jeune diplômée sans réseau, cherchant un emploi stable depuis des mois, vivant dans l’incertitude permanente.
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Traumatismes précoces :
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Un enfant ayant été séparé brutalement de ses parents ou témoin de violences conjugales répétées.
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Une personne ayant subi dans l’enfance des agressions sexuelles ou des négligences affectives persistantes.
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Lorsque cette activation de l’axe HHS devient chronique :
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Le cortisol élevé use progressivement les organes, dérègle le sommeil, l’immunité, la mémoire, la régulation émotionnelle, et ouvre la voie à de nombreuses pathologies : fatigue chronique, troubles anxieux, maladies cardiovasculaires, inflammations, troubles cognitifs, dépression.
Autrement dit : le stress n’est pas qu’une "sensation désagréable" — c’est une usure progressive du corps.
Pourquoi je propose ces exemples :
Non pour dramatiser, mais pour permettre à chacun de mieux se situer dans sa propre histoire ou dans celle des personnes qu’il accompagne.
Car beaucoup de ces situations de stress chronique ne ressemblent pas toujours à des "chocs violents", mais à des tensions de fond qui, parce qu’elles durent, deviennent biologiquement toxiques.
Quels effets le stress chronique a-t-il sur le cerveau ?
McEwen a identifié que plusieurs structures cérébrales majeures sont affectées :
1) L’amygdale (le centre des émotions et de l’alerte)
Sous stress prolongé, l’amygdale devient hyperactive et hypertrophiée.
Conséquences :
Hypervigilance permanente (sautes de panique, anxiété généralisée).
Réactivité émotionnelle exacerbée.
Difficulté à "désactiver" l’alerte émotionnelle, même en situation normale.
2) L’hippocampe (le centre de la mémoire et de la régulation du stress)
Le cortisol chronique rétrécit l’hippocampe (neurodégénérescence accélérée).
Conséquences :
Troubles de la mémoire.
Difficultés à intégrer de nouvelles informations.
Moins bonne régulation naturelle du stress (le cercle vicieux s’entretient).
3) Le cortex préfrontal (le centre de la prise de décision, du contrôle des impulsions et de la réflexion)
Le stress chronique affaiblit la connectivité et la plasticité du cortex préfrontal.
Conséquences :
Moins bonne capacité de raisonnement et de planification.
Difficulté à contrôler ses émotions et ses comportements impulsifs.
Moindre capacité à résoudre les problèmes complexes ou à différer la gratification.
Pourquoi ces modifications sont-elles si importantes dans une approche contextualiste ?
Parce qu’elles montrent que le contexte de stress chronique n’a pas qu’un impact psychologique ou social abstrait : il modifie la biologie du cerveau.
Un enfant ou un adulte exposé durablement à un environnement précaire, violent ou insécurisant :
développe un système nerveux plus sensible, moins régulé.
devient biologiquement plus vulnérable à l’anxiété, à la dépression, aux addictions.
voit sa capacité d’apprentissage et de régulation émotionnelle fragilisée dès le départ.
Ainsi, lorsque l'on juge un comportement impulsif, agressif, anxieux ou "irrationnel", il est essentiel de se demander quelle histoire de stress sous-jacente a peut-être modelé ces réactions cérébrales.
Quelques données complémentaires issues des travaux de McEwen et de la recherche actuelle:
Chez des enfants ayant subi des traumatismes précoces, des IRM cérébrales ont montré des réductions de volume de l’hippocampe de 5 à 10% en moyenne (Teicher et al., 2012). Des études longitudinales indiquent que les adolescents ayant vécu de forts niveaux de stress parental montrent des altérations de la connectivité préfrontale et une hypersensibilité émotionnelle (Gee et al., 2013). Le stress chronique est aussi associé à un vieillissement cellulaire prématuré (télomères plus courts) observé chez les adultes ayant vécu des traumatismes infantiles (Shalev et al., 2013).
En résumé : le stress biologique est une preuve supplémentaire que le contexte modèle la structure même du cerveau humain.
Ce que McEwen met en lumière, c’est une véritable biologie du contexte.
Pourquoi cela alimente profondément ma réflexion de contextualiste?
Parce que cette compréhension m’accompagne désormais bien au-delà de mon cadre professionnel.
Elle m’aide, chaque fois que je me trouve face à l’autre — qu’il s’agisse de mes proches, de mes enfants, de ma femme, de mes amis, ou même de moi-même — à résister à la tentation de réduire un comportement à ce qu’il donne à voir à l’instant.
Derrière une réaction disproportionnée, un silence soudain, une difficulté à s’engager, un découragement persistant ou une parole maladroite, il peut y avoir une histoire plus profonde, tissée de charges émotionnelles, de blessures anciennes, de tensions accumulées qui ont façonné, souvent à bas bruit, les circuits intérieurs de la personne.
Cette prise de conscience me rappelle que comprendre vraiment l’autre demande :
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de suspendre mes réflexes de jugement immédiat,
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d’accueillir l’idée qu’il y a peut-être des morceaux d’histoire auxquels je n’ai pas accès,
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de rester disponible à la complexité et aux nuances,
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d’ajuster mon écoute, mon soutien ou ma posture, non en fonction de mes attentes, mais en fonction de ce que l’autre est en capacité de traverser à cet instant de son parcours.
Ce regard, je tente de l’appliquer dans mes accompagnements professionnels, mais aussi dans ma façon d’être présent aux autres et à moi-même au quotidien.
4) Daniel Kahneman et les biais cognitifs (2011)
Qui est Daniel Kahneman ?
Daniel Kahneman (prix Nobel d’économie en 2002) est un psychologue et économiste israélo-américain.
Avec son collègue Amos Tversky, il a révolutionné notre compréhension de la manière dont l’esprit humain prend des décisions, en montrant que nous sommes beaucoup moins rationnels que nous le pensons.
Son livre majeur, publié en 2011, s’intitule :
"Thinking, Fast and Slow" (Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée en français).
Quelle est l’idée centrale de ses travaux ?
Kahneman explique que notre cerveau fonctionne selon deux grands systèmes de pensée :
Système 1 (rapide, intuitif, automatique):
C’est un mode de fonctionnement que nous partageons tous, moi le premier.
Il se déclenche sans effort, produit des jugements immédiats, des ressentis spontanés, des raccourcis de pensée qui peuvent être très utiles… mais parfois trompeurs.
Il est précieux et indispensable :
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Quand mon enfant court trop près de la route et que, sans réfléchir, mon corps bondit pour le retenir.
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Quand un bruit inattendu me réveille au milieu de la nuit et que mon cœur s’emballe avant même que mon esprit ait analysé la situation.
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Quand je ressens immédiatement qu’une personne, dans un contexte professionnel ou personnel, n’est pas totalement sincère, avant même d’avoir les preuves rationnelles de cette impression.
Mais il peut aussi être source de biais et de raccourcis :
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Lorsque, face à une maman en difficulté au travail, mon premier réflexe intérieur est de penser : « Elle aurait pu s’organiser autrement », avant même de replacer sa situation dans l’ensemble de ses contraintes invisibles.
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Lorsque, en couple, un mot de ma femme me fait réagir à chaud — parfois avec une interprétation erronée — parce que je projette inconsciemment mes propres insécurités du moment.
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Lorsque, face à une remarque inattendue d’un collègue, je ressens immédiatement une pointe d’irritation ou de défense, avant même d’avoir pris le recul nécessaire pour entendre le fond de son propos.
C’est profondément humain.
Le Système 1 n’est pas un défaut, ni une condamnation.
C’est un outil de survie hérité de notre histoire évolutive.
Il nous permet de réagir vite quand c’est nécessaire, mais demande parfois à être rééquilibré par le Système 2 — cette part de nous qui prend le temps d’analyser, de nuancer et de remettre les choses en perspective.
J’en prends conscience chaque jour :
Même avec toute ma réflexion sur le contexte, il m’arrive encore de tomber dans ces pièges automatiques.
Ce n’est pas une faute morale, mais un fonctionnement naturel du cerveau.
L’enjeu, pour moi, est d’apprendre à le reconnaître, à m’en méfier parfois, et à le compléter par un effort de recul, d’humilité et d’écoute.
Système 2 (lent, réfléchi, analytique):
C’est le système de pensée qui demande un véritable effort intérieur.
Celui qui nous oblige à ralentir, à prendre du recul, à analyser, à mettre en doute nos premières impressions.
Quand je parviens à l’activer, il me permet de :
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Revenir sur une situation conflictuelle avec ma femme et me dire, après coup : « Peut-être qu’elle n’était pas contre moi, mais simplement épuisée, sous tension, ou inquiète pour autre chose. »
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Me questionner, dans mon travail, avant de conclure qu’un parent manque d’implication : « Quelles ressources lui manquent ? De quoi n’ai-je pas connaissance dans son quotidien ? Quelles charges invisibles pèsent sur elle ou sur lui ? »
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Me reprendre quand, en tant que père, je m’apprête à juger trop vite une réaction de mes enfants : « Derrière cette colère ou ce refus, il y a peut-être une fatigue, un besoin d’attention ou une peur qu’ils ne savent pas encore exprimer autrement. »
Mais ce système est exigeant.
Il fatigue. Il oblige à laisser de côté l’envie naturelle de trancher rapidement.
Il demande de supporter l’incertitude, d’accepter de ne pas toujours tout comprendre sur le moment.
Il me demande parfois de reconnaître aussi mes propres projections, mes propres failles, mes zones d’ombre.
Pourquoi est-il souvent sous-utilisé ?
Parce que dans la vie quotidienne — avec le rythme, les urgences, les sollicitations multiples — il est bien plus confortable de s’appuyer sur le système 1, plus rapide, plus instinctif.
C’est humain. C’est économique pour notre cerveau.
Mais c’est justement dans cette tendance à simplifier que naissent beaucoup de nos jugements erronés.
Et j’en fais encore souvent l’expérience moi-même :
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Quand je crois avoir "compris" trop vite la situation d’une famille, d’un collègue, d’un ami.
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Quand je pense avoir saisi "l’intention" de l’autre, sans l’avoir vraiment écouté jusqu’au bout.
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Quand je me raconte des histoires qui me rassurent parce qu’elles sont simples, alors que la réalité est souvent bien plus complexe et nuancée.
C’est précisément dans ces instants où mes premières interprétations surgissent que ma posture de contextualiste m’invite à ralentir.
À suspendre l’automatisme.
À interroger ce qui, derrière l’évidence apparente, pourrait raconter une histoire plus large, plus nuancée, parfois inattendue.
Car bien souvent, ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui me piègent, mais la manière dont mon esprit les filtre.
C’est là que commencent à jouer, discrètement mais puissamment, les biais cognitifs.
Quelques biais particulièrement importants dans le cadre du contextualisme :
1) Le biais de l’illusion de contrôle
C’est l’une des distorsions de pensée les plus fréquentes, y compris chez moi.
Nous avons tendance à croire que les individus maîtrisent beaucoup plus de paramètres de leur vie qu’ils ne le peuvent réellement.
Comme si chacun était en permanence libre de ses choix, de ses émotions, de ses réactions, sans prendre en compte le poids des contraintes invisibles, des déterminants biologiques, sociaux, familiaux ou psychologiques qui encadrent ces choix.
Je le reconnais : moi aussi, il m’est arrivé — et il m’arrive encore — d’avoir ces réflexes de jugement rapide.
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Lorsque j’observe une personne qui peine à trouver un emploi stable, ma première pensée a parfois été : « Peut-être n’a-t-il pas assez cherché, pas assez envoyé de CV. »
Mais en creusant, j’ai découvert que certains cumulaient un manque de réseau social, une absence de diplômes valorisables, des discriminations à l’embauche, des horaires familiaux compliqués, ou même des troubles anxieux qui rendaient chaque entretien d’embauche insurmontable.
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Face à une personne en surpoids, il m’est arrivé de penser intérieurement : « Il suffirait qu’elle rééquilibre son alimentation et fasse du sport. »
Puis en écoutant son histoire, j’ai pris la mesure des traumatismes précoces, de l’alimentation émotionnelle compensatoire installée depuis l’enfance, des troubles du sommeil non traités, et parfois de traitements médicamenteux qui impactent directement le métabolisme.
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Dans ma propre famille, face à des proches confrontés à des difficultés éducatives ou professionnelles, j’ai parfois pensé trop vite : « Ils devraient s’organiser autrement. »
Avant de réaliser à quel point l’histoire de chacun, la fatigue accumulée, le manque de soutien extérieur ou les blessures anciennes rendaient chaque petit ajustement beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît.
L’illusion de contrôle est confortable pour l’esprit.
Elle nous donne l’impression que le monde est logique, que chacun récolte ce qu’il sème, que la réussite ou l’échec sont toujours la conséquence directe de la volonté personnelle.
Elle nous évite d’affronter la complexité dérangeante des inégalités structurelles.
Mais la réalité est souvent plus inconfortable, plus nuancée :
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Une mère isolée avec deux enfants en bas âge ne "choisit" pas d’être débordée émotionnellement chaque soir.
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Un jeune adulte ayant grandi dans un climat d’insécurité affective ne "choisit" pas ses troubles anxieux qui freinent son insertion professionnelle.
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Une personne vivant dans la précarité énergétique ne "choisit" pas de sacrifier sa santé pour payer son loyer.
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Un collégien en difficulté scolaire ne "choisit" pas ses troubles attentionnels hérités d’un stress chronique précoce.
Dans ma posture de contextualiste, je tente — avec mes limites — de me rappeler que la responsabilité individuelle existe, oui, mais toujours à l’intérieur de marges de manœuvre inégales, façonnées bien avant que les choix visibles n’apparaissent.
2) Le biais du mérite
C’est un biais particulièrement insidieux et profondément ancré dans nos représentations collectives.
Nous avons tendance à croire que la réussite est avant tout le fruit du mérite personnel : des efforts, de la motivation, du travail.
Inversement, l’échec est souvent perçu comme le résultat d’un manque d’investissement, de talent ou de volonté.
J’ai moi-même été, et je suis encore parfois, traversé par cette idée.
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Quand j’observe une personne qui a réussi dans sa carrière, il m’arrive de penser :
« Il s’est donné les moyens, il a travaillé dur, il mérite sa position. »
Sans toujours voir que derrière cette réussite se trouvent peut-être : un environnement familial stable, des parents présents et soutenants, un capital culturel transmis très tôt, des réseaux sociaux favorables, une santé mentale préservée, et un accès facilité aux études supérieures.
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Face à un jeune qui abandonne ses études, ma première pensée a parfois été :
« Il n’a pas su persévérer, il n’a pas saisi sa chance. »
Avant de prendre conscience qu’il pouvait porter, derrière cet abandon : des difficultés d’apprentissage non repérées, un climat familial instable, des problèmes de logement, des soucis de santé psychique, un manque total de modèle inspirant dans son entourage, ou encore des violences invisibles à l’école.
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Même dans mon propre parcours, il m’est arrivé de me raconter que mes avancées professionnelles ou personnelles étaient principalement liées à mes efforts, mes lectures, ma volonté de travail.
Mais avec le recul, je vois aussi les soutiens affectifs que j’ai reçus, les sécurités de base sur lesquelles j’ai pu m’appuyer, les rencontres formatrices que la vie a mises sur mon chemin, les protections sociales qui m’ont permis de me former.
Tout cela n’est pas le fruit de ma seule volonté.
Le biais du mérite nous arrange souvent inconsciemment.
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Il flatte notre égo quand nous avons réussi.
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Il rassure notre esprit face aux inégalités : « Si les autres n’y arrivent pas, c’est qu’ils n’ont pas assez essayé. »
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Il nous évite de regarder les mécanismes systémiques, beaucoup plus inconfortables à penser.
Mais la réalité est plus complexe :
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Le mérite personnel existe, mais il s’exerce toujours dans un cadre donné, avec des ressources initiales très inégalement réparties.
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Les obstacles invisibles ne sont pas les mêmes pour tous.
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L’ascenseur social ne démarre pas du même étage selon les histoires de chacun.
Dans ma posture de contextualiste, j’essaie de garder cette vigilance : reconnaître les efforts sans nier les écarts structurels qui rendent les parcours bien plus escarpés pour certains que pour d’autres.
3) Le biais d’attribution fondamentale
C’est un biais extrêmement courant, y compris chez moi.
Lorsqu’il s’agit d’évaluer les comportements des autres, nous avons tendance à chercher des explications internes : leur personnalité, leurs qualités ou leurs défauts.
Inversement, quand il s’agit de nous-mêmes, nous invoquons plus facilement les circonstances extérieures qui expliquent nos comportements.
Je le constate dans ma vie personnelle, professionnelle et intime.
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Quand un collègue arrive en retard à une réunion, mon premier réflexe intérieur a parfois été :
« Il est désorganisé. »
Mais lorsque c’est moi qui suis en retard, je me dis :
« Il y avait des bouchons, une urgence imprévue, un dossier qui m’a retenu. »
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Face à un parent qui réagit de manière agressive lors d’un entretien éducatif, j’ai parfois pensé spontanément :
« Il manque de self-control, il est difficile. »
Mais en approfondissant, je découvre souvent derrière cette agressivité une accumulation de stress financier, d’humiliations institutionnelles répétées, de fatigue extrême, ou simplement la peur panique de perdre un enfant.
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Dans mon couple, lorsque ma femme exprime son agacement, j’ai pu me dire à chaud :
« Elle est trop susceptible aujourd’hui. »
Mais lorsque c’est moi qui élève la voix, je trouve mille justifications liées à ma fatigue, à mes soucis professionnels ou à mon état intérieur du moment.
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Avec mes enfants, lorsque l’un d’eux se montre difficile ou désobéissant, mon réflexe a parfois été de penser :
« Il ne fait pas d’effort, il teste les limites. »
Mais en prenant le temps, je réalise souvent qu’il exprime maladroitement un besoin non comblé, une fatigue, une frustration qu’il ne sait pas encore verbaliser.
Le biais d’attribution fondamentale est un raccourci cognitif extrêmement humain.
Il nous pousse à juger l’autre à partir de ses actes visibles, sans mesurer les multiples variables invisibles qui pèsent sur ces actes.
Et dans le même temps, il nous autorise à nous déresponsabiliser partiellement de nos propres écarts de comportement en invoquant des facteurs extérieurs.
Mais la réalité est plus subtile :
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Personne n’est simplement "paresseux" ou "agressif" en soi.
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Derrière chaque attitude observable se joue souvent une interaction complexe entre l’histoire personnelle, les ressources émotionnelles, le contexte social et les vulnérabilités accumulées.
Dans ma posture de contextualiste, j’essaie de me rappeler que derrière un comportement visible, il y a toujours une mécanique interne et externe que je ne perçois pas immédiatement.
Cela ne signifie pas tout excuser, mais chercher à comprendre avant de conclure.
4) L'effet Dunning-Kruger
Ce biais illustre un autre piège dans lequel nous pouvons tous tomber — moi y compris.
L’idée est simple et dérangeante :
Plus nous manquons de compétences ou de connaissances sur un sujet, plus nous risquons de surestimer notre propre compréhension.
L’incompétence empêche parfois de réaliser l’étendue de ce que l’on ignore.
Je le constate régulièrement dans ma propre vie :
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Quand je découvre un nouveau domaine (un sujet scientifique, une problématique éducative, une approche thérapeutique), il m’arrive, au départ, de croire que j’en ai rapidement saisi l’essentiel. Puis, au fil des lectures, des échanges, des confrontations aux réalités du terrain, je prends peu à peu conscience de la profondeur du sujet et de l’étendue de ce que je ne maîtrise pas encore.
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En tant que père, il m’est arrivé au début de penser que « bien élever ses enfants » relevait essentiellement du bon sens et de l’amour.
Avec le temps, j’ai mesuré la complexité des mécanismes d’attachement, des héritages familiaux inconscients, des enjeux émotionnels, et des difficultés à réagir de manière ajustée face à certaines crises éducatives.
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Dans mes relations professionnelles ou amicales, j’ai parfois été tenté de donner des avis rapides sur des situations vécues par d’autres, en pensant avoir « compris ».
Puis, en écoutant davantage, en découvrant les contextes intimes ou les fragilités invisibles de chacun, j’ai réalisé à quel point mes premières certitudes étaient superficielles.
L'effet Dunning-Kruger est redoutable parce qu’il nous donne l’illusion de clarté.
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Il nous pousse à simplifier des réalités humaines infiniment complexes.
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Il entretient des discours radicaux du type : « Il suffirait de... », « Il n’y a qu’à... », « C’est simple... » — alors que très souvent, rien n’est simple.
Plus j’avance dans ma réflexion, plus je mesure à quel point l’humilité cognitive est indispensable.
Plus je comprends, plus je réalise ce qu’il me reste à apprendre.
Ce que signifie concrètement, pour moi, être contextualiste:
Je pourrais résumer ma posture ainsi — avec beaucoup d’humilité, car je me trompe encore souvent, et je n’agis pas toujours mieux que vous, lectrices et lecteurs.
Je suis un humain parmi d’autres, avec mes réflexes, mes jugements rapides, mes incohérences.
Mais j’essaie, un peu chaque jour, de déplacer mon regard, de questionner mes évidences, de progresser par petites touches.
1) Essayer de comprendre avant de juger
Ne pas m’arrêter à la surface d’un comportement. Me poser — autant que possible — cette question simple et difficile :
D’où cela vient-il ?
Quel est le chemin invisible qui a peut-être mené cette personne à agir ainsi ?
Je n’y arrive pas toujours. Mais lorsque je prends le temps de chercher cette origine, mon regard change presque toujours.
2) Intégrer la complexité systémique de chaque trajectoire
Accepter que chaque histoire humaine est faite d’une infinité d’interactions entre :
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ses ressources personnelles,
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ses vulnérabilités biologiques et psychologiques,
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ses relations affectives,
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son milieu social, économique et culturel,
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son histoire familiale,
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et même parfois des événements géopolitiques qui ont traversé plusieurs générations avant elle.
Tout cela s’entrelace. Rien n’est jamais monocausal.
3) Refuser les généralisations binaires
Tenter d’échapper à ces phrases toutes faites qui nous arrangent parce qu’elles simplifient :
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« Quand on veut, on peut. »
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« Il n’avait qu’à se bouger. »
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« C’est juste une question de motivation. »
La réalité est souvent bien plus escarpée que ces slogans faciles.
4) Articuler la responsabilité individuelle et les contraintes structurelles
Oui, chacun de nous a une part de responsabilité dans ses choix.
Mais ces choix ne s’exercent jamais dans le vide : ils naissent toujours à l’intérieur de marges de manœuvre plus ou moins larges, que nous ne choisissons pas entièrement.
Certains avancent sur un terrain plat ; d’autres doivent gravir une montagne dès le départ.
5) Cultiver l’humilité cognitive comme boussole intérieure
Me rappeler, chaque jour, que :
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Je peux me tromper.
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Je n’ai pas accès à toutes les données.
-
Ce que je crois comprendre est souvent une simplification provisoire.
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Et que la réalité humaine dépasse très souvent ma grille de lecture initiale.
Les précautions et les limites de cette posture
Être contextualiste ne signifie pas tout excuser, ni tout relativiser :
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Refuser le relativisme absolu :
Comprendre les déterminants d’un acte ne signifie pas que l’acte est acceptable ou sans conséquence pour autrui. -
Refuser le fatalisme :
Le contexte éclaire, il n’annule pas la possibilité de changement, de réparation, de transformation.
Mon rôle est d’accompagner ces marges de progression, sans enfermer les gens dans leur passé. -
Accepter la nuance comme exigence permanente :
Rien n’est simple. Rien n’est totalement blanc ou noir.
Accepter la complexité, sans se perdre dans l’inaction.
Une réponse pour celles et ceux qui me diraient :
« Franchement, c’est épuisant de penser comme ça en permanence… »
Oui.
C’est exigeant.
C’est inconfortable parfois.
Et il m’arrive, moi aussi, de ne pas en avoir la force chaque jour.
Mais j’ai la conviction profonde que derrière cet effort, il y a un espace immense d’humanité préservée.
Un espace où l’on blesse moins vite, où l’on juge moins brutalement, où l’on laisse à l’autre une vraie place d’être en chemin, avec ses fragilités.
Et à celles et ceux qui me diraient :
« À force de tout analyser, on ne vit plus ! Il faut aussi garder un peu de spontanéité. »
Vous avez raison.
L’intellectualisation permanente peut devenir une prison mentale.
Nous avons aussi besoin de lâcher-prise, de vivre, de ressentir sans toujours théoriser.
Mais à mes yeux, penser la complexité ne veut pas dire éteindre la spontanéité : c’est simplement lui offrir un cadre un peu plus juste, un peu plus lucide, quand la situation le demande.
La spontanéité reste précieuse dans les moments de joie, de légèreté, de partage simple.
Mais face à la souffrance de l’autre, à ses blessures invisibles, je préfère toujours suspendre un instant ma spontanéité pour ouvrir un espace de compréhension.
Pourquoi je crois que cette approche est précieuse pour demain
Si nous voulons progresser collectivement, il me semble nécessaire de :
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Mieux penser l’accompagnement éducatif et familial.
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Aborder la santé mentale dans toute sa dimension sociale et contextuelle.
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Réformer la justice en tenant compte des vulnérabilités cachées.
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Concevoir des politiques sociales connectées aux réalités de terrain.
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Croiser les disciplines : psychologie, sociologie, médecine, neurosciences, philosophie…
-
Sortir de l’illusion des solutions universelles et rigides.
Chaque personne est unique parce que son environnement d’émergence (tiens, pour changer du mot "contexte" que je répète sans arrêt 😉) est unique.
Conclusion provisoire et évolutive
Ma position actuelle de contextualiste:
En écrivant ces lignes, je suis bien conscient d’une chose essentielle : mes réflexions sont en mouvement permanent. Je n’écris pas ici des vérités figées, mais une tentative de penser et d’organiser ce que j’observe, ce que j’apprends, ce que j’expérimente, dans mon propre contexte de vie, de métier, de lectures, de rencontres et de doutes. Le contextualisme, tel que je le comprends aujourd’hui, n’est pas une théorie fermée, ni une école de pensée officielle. C’est une posture intellectuelle et humaine, qui cherche à :
Résister aux simplifications, creuser derrière les évidences,
croiser les disciplines, accepter la complexité sans s’y noyer, conjuguer la responsabilité individuelle avec la reconnaissance des contraintes systémiques. En devenant contextualiste, je n’annule pas la responsabilité des individus, mais je la situe.
Je ne supprime pas la liberté humaine, mais je cherche à en comprendre les marges de manœuvre réelles, souvent beaucoup plus étroites ou biaisées qu’on l’imagine à première vue. Comprendre les déterminants biologiques, psychologiques, sociaux, historiques ou culturels ne signifie pas excuser les actes destructeurs ou nier la nécessité des choix. Cela signifie, selon moi, essayer de proposer des lectures plus fines et des accompagnements plus justes. C’est un chemin exigeant, inconfortable parfois, mais que je considère comme profondément éthique.
Alors, si je devais, à l’heure actuelle, condenser cette posture dans une formule simple, ce serait celle-ci :
Le contexte n’excuse pas.
Il éclaire. Il ne nie pas la liberté, il en montre les contours réels.
Et je l’ajouterais même :
Et peut-être qu’en éclairant ces contours, nous pouvons, collectivement, les élargir un peu plus chaque jour.
En écrivant ces lignes, je n’ai qu’une certitude : celle de ne pas en avoir vraiment.
Mes réflexions sont en mouvement permanent.
Je ne livre ici ni une vérité figée, ni un savoir définitif, mais une tentative sincère d’organiser ce que j’observe, ce que je vis, ce que j’expérimente, dans les différentes sphères de ma vie : mon métier, mes lectures, mes rencontres, mes doutes, mes amitiés, ma famille, mon couple, mes enfants, et surtout, mes propres contradictions.
Le contextualisme, tel que je le comprends aujourd’hui, n’est pas une doctrine fermée.
C’est une posture intérieure, un état d’esprit qui tente chaque jour de :
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résister aux jugements rapides,
-
creuser derrière les comportements apparents,
-
élargir le regard, même lorsque c’est inconfortable,
-
conjuguer responsabilité individuelle et contraintes invisibles.
Mais c’est un chemin exigeant.
Je me surprends encore à juger trop vite.
Je me vois parfois projeter sur l’autre mes propres peurs, mes propres blessures.
Je sais que moi aussi, face à mes enfants, à ma femme, à mes proches, à mes collègues, il m’arrive de réagir avec l’énergie du Système 1 : l’impulsivité, l’interprétation immédiate, la défense instinctive.
Et c’est précisément parce que je vis ces écarts que je mesure l’importance de continuer à essayer.
Des pistes concrètes, très simples, mais profondément humaines :
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Avec mes enfants :
Me rappeler que derrière un caprice apparent, il y a souvent un besoin encore mal exprimé.
Que leurs tempêtes émotionnelles ne sont pas toujours des provocations, mais des appels à être contenus. -
Avec ma femme :
Accepter que derrière certaines tensions de couple, il y a des accumulations de fatigue, de charge mentale, d’inquiétudes croisées.
Et qu’avant de vouloir « avoir raison », il est souvent plus fécond de chercher d’où vient la faille momentanée. -
Avec mes amis :
Être présent, même lorsque les trajectoires divergent, même lorsque l’autre traverse des luttes que je ne comprends pas entièrement.
Accepter de ne pas toujours avoir de conseil à donner, mais simplement d’être là. -
Avec les familles que j’accompagne professionnellement :
Continuer à me rappeler que derrière chaque dossier, chaque comportement, chaque résistance, il y a une histoire de survie, de fatigue, de vulnérabilités qui dépassent parfois le cadre de l’intervention éducative. -
Avec moi-même, surtout :
Être un peu plus indulgent dans mes propres fragilités.
Me rappeler que je suis moi aussi le produit de mes contextes.
Que vouloir toujours tout contrôler, tout comprendre, tout intellectualiser, peut devenir une violence faite à soi-même.
Et au fond, c’est peut-être ainsi que l’on participe, à notre échelle, à l’évolution collective :
En commençant tout près de soi.
Dans son cercle intime.
Dans ses interactions quotidiennes.
Dans la manière d’être parent, collègue, conjoint, ami, enfant, citoyen.
Car ce n’est pas en voulant changer le monde tout de suite qu’on le transforme.
C’est en essayant d’ajuster, ici et maintenant, notre façon d’être au monde avec les autres.
En modifiant, à chaque petite interaction, la qualité du lien humain.
Et peut-être qu’à force de multiplier ces petits déplacements individuels, la société elle-même finit — lentement, humblement — par évoluer.
Comme me le répétait souvent mon grand-père, Claude Berry, dans une sagesse toute simple et pourtant si juste :
« Il n’y a rien de plus normal que d’avoir une réaction anormale dans un contexte anormal. »
Sylvain Ledy Berry — Psycho-quoi
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