Les Limites de l’Échantillon WEIRD et l’Aport de l’Ethnopsychiatrie : Réflexions Humblement Situées
Dans ma pratique d’éducateur spécialisé au sein d’un centre parental accueillant des familles venues d’horizons variés — d’Afrique subsaharienne, du Maghreb, de France et d’autres régions du monde — je me confronte chaque jour à la diversité culturelle. Ce contexte me pousse à questionner l’adéquation de certaines approches en psychologie et en éducation, issues principalement de recherches menées en Occident. Notamment, je m’interroge sur la pertinence des résultats issus de ce que Joseph Henrich et ses collègues ont nommé la population WEIRD (Western, Educated, Industrialized, Rich, Democratic) et sur la façon dont l’ethnopsychiatrie peut offrir des alternatives précieuses pour comprendre et accompagner les familles dans leur complexité culturelle. En m’appuyant sur des sources académiques, j'explorerai ces concepts et réfléchirai à leurs implications pratiques et éthiques.
1. L’Échantillon WEIRD : Un Biais Inconscient dans les Études Psychologiques
Le terme WEIRD, introduit par Joseph Henrich, Steven J. Heine et Ara Norenzayan dans leur article de 2010 « The Weirdest People in the World? », met en lumière un biais fondamental dans la recherche en psychologie et sciences sociales. Ces auteurs révèlent que la majorité des études psychologiques reposent sur des échantillons provenant de populations occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques (Henrich et al., 2010). Entre 2003 et 2007, environ 96 % des participants aux recherches en psychologie provenaient de ces sociétés industrialisées, soit environ 12 % de la population mondiale. Or, ce biais pose question lorsqu’il s’agit de généraliser les résultats de ces études à l’ensemble de l’humanité, car les sociétés WEIRD tendent à adopter une approche individualiste et analytique de la pensée, qui n’est pas représentative des valeurs d’autres cultures, notamment celles de nombreuses familles que nous accueillons.
Henrich et ses collègues ont démontré que les comportements et processus cognitifs observés chez les populations WEIRD peuvent différer significativement de ceux des cultures collectivistes, où les relations communautaires et familiales sont primordiales (Henrich et al., 2010). Par exemple, Mesoudi, Magid et Hussain (2016), dans une étude sur l’évolution culturelle des valeurs de migrants bangladais au Royaume-Uni, montrent que ces valeurs changent avec le temps passé en Occident, mais qu’elles restent influencées par les normes culturelles d’origine. De tels résultats questionnent l’universalité de certains comportements observés chez les populations WEIRD et soulignent la nécessité de reconnaître les particularités culturelles lors de l’accompagnement éducatif et thérapeutique.
2. L’Ethnopsychiatrie : Une Approche Adaptée pour la Diversité Culturelle
Pour pallier les limites des cadres de référence WEIRD, l’ethnopsychiatrie propose une approche plus respectueuse des spécificités culturelles, particulièrement dans le domaine de la santé mentale. Initiée par Georges Devereux, l’ethnopsychiatrie cherche à comprendre comment les troubles psychiques et les comportements dépendent de leur contexte culturel. Devereux, dans Essais d’ethnopsychiatrie générale (1971), soutient que chaque culture définit des normes précises quant à l’expression de la souffrance et des comportements « acceptables ». Pour lui, comme pour d’autres chercheurs, il est crucial de comprendre ces normes culturelles pour offrir un accompagnement respectueux et adapté.
L’ethnopsychiatrie, développée en France par des figures telles que Tobie Nathan, met en pratique cette vision dans les consultations transculturelles. Dans une consultation d’ethnopsychiatrie, plusieurs professionnels de différentes disciplines, dont certains parlent la langue maternelle de la famille, se réunissent pour comprendre la souffrance dans son contexte culturel. Cette démarche, fondée sur le respect et la reconnaissance des valeurs locales, vise à offrir une écoute et des soins alignés avec les valeurs et les traditions des patients. Par exemple, au Centre Georges-Devereux à l’Université Paris VIII, la consultation en ethnopsychiatrie met en avant l’importance de la traduction culturelle et linguistique pour une compréhension plus fine de la souffrance des migrants et de leur système de valeurs (Nathan, 1993).
3. La Perspective Anthropologique : Vers une Vision plus Inclusive de l’Accompagnement
L’anthropologie, en tant qu’étude de l’humain dans toute sa diversité, est une discipline qui m’invite à m’interroger constamment sur la manière dont j’interprète et applique les normes culturelles en contexte éducatif. Les écrits de Claude Lévi-Strauss, dans La pensée sauvage (1962), m’invitent à relativiser la notion d’unicité de la culture occidentale et à valoriser les savoirs des cultures que nous considérons souvent à tort comme « primitives ». L’anthropologie moderne, en particulier grâce aux travaux de Margaret Mead et Franz Boas, nous apprend que chaque culture possède des normes qui doivent être respectées et comprises dans leur propre contexte, sans jugement ethnocentrique.
Les enseignements anthropologiques sont particulièrement pertinents au centre parental, où une équipe pluridisciplinaire composée de psychologues, assistantes sociales, éducatrices de jeunes enfants, TISF (Techniciennes de l’Intervention Sociale et Familiale), infirmières et médecins, collabore pour accompagner les familles. Cette diversité de perspectives nous aide à ajuster nos pratiques pour qu’elles soient plus inclusives et adaptées aux familles, mais elle nécessite aussi une prise de recul critique. En intégrant ces concepts, j’essaie de dépasser le prisme WEIRD pour mieux accueillir les familles en tenant compte de leur propre système de référence.
4. Contre-arguments et Limites de mon Positionnement : Vers une Approche Critique
Bien que l’ouverture aux différences culturelles et l’adaptation des pratiques soient indispensables, je reste conscient des risques associés à cette démarche. Mon approche peut en effet comporter des biais inverses. En m’éloignant des cadres WEIRD, je peux inconsciemment renforcer une vision stéréotypée des populations non occidentales, les assignant à des identités figées et les enfermant dans une « tradition » supposée. Wiktor Stoczkowski, dans Anthropologies rédemptrices (2008), critique ce danger de « romantisation » des différences culturelles, qui peut conduire à des pratiques limitant les individus dans leurs possibilités d’émancipation et d’évolution.
Un autre contrepoint provient des critiques de Didier Fassin sur l’ethnopsychiatrie, qui peut renforcer la perception des migrants comme des individus essentiellement définis par leur culture d’origine (Fassin, 1999). Dans certains cas, ces approches peuvent être vues comme paternalistes et infantiliser les individus en les privant de la possibilité de se définir autrement que par leur identité culturelle. Pour être juste, il me semble essentiel de trouver un équilibre en intégrant les systèmes de référence culturels tout en permettant aux familles de choisir leur propre voie, qu’elle soit en continuité ou en rupture avec leur culture d’origine.
5. Conclusion : Une Pratique Éducative Ancrée dans l’Humilité et l’Ouverture
En conclusion, ce questionnement est loin de mener à des certitudes. L’échantillon WEIRD nous met en garde contre les généralisations simplificatrices des études psychologiques et nous rappelle la nécessité de considérer les contextes culturels, notamment grâce aux apports de l’ethnopsychiatrie. Cependant, la prudence est de mise, car toute tentative d’adaptation doit être pensée de façon humble et critique, sans enfermer les individus dans des stéréotypes culturels.
Je retiens de cette réflexion la nécessité de prendre du recul et de rester conscient de mes propres biais. La diversité des perspectives au sein de notre équipe pluridisciplinaire, en association avec les enseignements de l’anthropologie et de l’ethnopsychiatrie, offre une précieuse occasion de construire des pratiques plus inclusives. Ce cheminement n’est ni linéaire ni sans remise en question, mais il témoigne de l’engagement de toute une équipe à trouver un équilibre respectueux entre l’accompagnement culturellement informé et l’autonomie des familles.
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