Le Hasard Existe-t-il ? Réflexions entre Psychologie, Biais Cognitifs et Expérience de Terrain

En tant qu’éducateur spécialisé au sein d’un centre parental de la Croix-Rouge française, j’accompagne au quotidien des familles avec des enfants de 0 à 3 ans. Un centre parental, c’est un lieu où l’on offre un soutien intensif à des familles en situation de vulnérabilité, souvent confrontées à des difficultés d’ordre éducatif, social ou psychologique. Ces familles résident avec leurs enfants dans le centre, ou bénéficient d’un suivi ponctuel selon leurs besoins, dans un cadre sécurisant et structuré. Notre mission est d’aider les parents à consolider leurs compétences éducatives, tout en créant un environnement favorable au développement des tout-petits.

 

Au cœur de ce travail, je collabore avec une équipe multidisciplinaire composée d’éducatrices de jeunes enfants, d’assistantes sociales, d’une infirmière, d’un médecin, et d’une psychologue. Ensemble, nous partageons le quotidien des familles et intervenons dans des moments de vie où la proximité et la confiance sont essentielles. Nos échanges, avec mes collègues Christelle, Manon, Estelle, Éléonore, Vanessa , Maud, ma cheffe de service, et Shalane, se déroulent dans une atmosphère de respect et d’écoute active, où chacun apporte son regard et son expertise.

 

Nos conversations touchent à des sujets aussi variés que la synchronicité, le hasard, l’ethnologie, les cultures et religions, la psychologie, la sociologie, et la psychiatrie. C’est dans le cadre de ces discussions riches et parfois divergentes que j’ai été amené à réfléchir plus profondément sur ces thèmes, inspiré par les perspectives de chacun. Ces échanges m’ont poussé à lire, à interroger mes propres croyances et, finalement, à écrire cet article. Ce texte est donc le fruit de mes réflexions et d’un dialogue continu avec mes collègues, avec l’espoir d’ouvrir des pistes de questionnement et de partager ce cheminement intellectuel.

 

Synchronicité et Hasard : Existe-t-il vraiment des coïncidences sans sens ?

 

En observant les événements de la vie quotidienne, je me suis souvent demandé quelle est la différence entre la "synchronicité" et le "hasard". Ces deux concepts sont fascinants, car ils semblent tous deux toucher à des moments imprévus et parfois incroyablement significatifs. Pourtant, il existe une différence fondamentale entre les deux.

 

Le hasard, tel que je le perçois, renvoie à une succession d’événements aléatoires sans lien particulier, où la rencontre entre des personnes, des faits ou des choses semble purement accidentelle. Par exemple, si je croise un vieil ami que je n’ai pas vu depuis des années en voyage à l’étranger, je pourrais y voir un pur hasard, un simple concours de circonstances. Cette idée rejoint la vision scientifique classique, où le hasard est une conséquence de la complexité et du grand nombre de facteurs en jeu. En fait, dans les domaines des mathématiques et des statistiques, le hasard est vu comme un phénomène aléatoire, une sorte d’imprévisibilité qui résulte de multiples causes que nous ne pouvons ni prévoir ni contrôler totalement.

 

Mais en approfondissant mes lectures, notamment celles de Carl Jung, j’ai découvert un autre concept qui bouscule cette vision : la synchronicité. Jung a proposé cette notion pour décrire des événements qui, bien que dénués de lien causal, semblent liés par un "sens" particulier. Cette idée de connexion signifiante sans causalité directe m’a profondément interpellé. Si je pense soudainement à un ami que je n’ai pas vu depuis des mois, puis qu’il m’appelle quelques minutes plus tard, dois-je y voir un simple hasard, ou y a-t-il une forme de connexion plus profonde en jeu ? Pour Jung, la synchronicité pourrait révéler des liens entre des événements internes (mes pensées, mes émotions) et externes (des faits concrets) qui échappent aux explications logiques traditionnelles.

 

En creusant davantage, je me suis aussi interrogé sur une question essentielle : le hasard existe-t-il vraiment ? Selon les perspectives scientifiques, notamment en physique quantique, il semble bien y avoir une part d’imprévisibilité dans la nature. Le principe d’incertitude de Heisenberg, par exemple, démontre qu’au niveau quantique, il existe un vrai "hasard" dans les comportements des particules. Même les lois de la physique ne permettent pas de prévoir avec certitude le comportement des éléments à ce niveau, laissant place à un certain indéterminisme. C’est un contraste frappant avec la vision de penseurs comme Spinoza, qui voyait dans le hasard une illusion due à notre ignorance des causes sous-jacentes. Pour lui, chaque événement obéit à des lois et a une raison d’être, même si elle nous échappe.

 

Dans une perspective plus philosophique et psychologique, j’aime me pencher sur la notion de synchronicité comme une manière de donner du sens à la réalité. En effet, si certaines "coïncidences" sont purement fortuites, d’autres semblent contenir un message, comme une invitation à observer le monde d’un œil différent. Les synchronicités nous rappellent que peut-être, dans ce monde qui nous semble chaotique, se cache un ordre invisible ou une symbolique que nous ne percevons qu’en partie. Jung, en collaboration avec le physicien Wolfgang Pauli, envisageait que ces coïncidences signifient quelque chose, un peu comme des points de repère nous révélant, le temps d’un instant, un ordre sous-jacent.

 

Finalement, la question de savoir si le hasard existe vraiment dépend de notre point de vue et de notre cadre de réflexion. Pour les sciences physiques, il existe bien un hasard au niveau quantique. Pour la philosophie et la psychologie, la réponse est moins tranchée. D’un côté, des penseurs comme Spinoza continuent de m’inspirer par leur conviction que tout événement a une cause. De l’autre, des expériences de synchronicité me rappellent qu’il est parfois plus enrichissant d’interpréter certains hasards comme des coïncidences porteuses de sens.

 

Au fond, je me demande si notre perception de ces coïncidences n’est pas influencée par notre quête de sens. Peut-être que certains événements n’ont de signification que celle que nous leur attribuons, mais cette signification est en elle-même puissante. Elle nous relie au monde, nous inspire et nous pousse à chercher, toujours un peu plus, ce qui se cache au-delà des apparences.

 

Synchronicité, Hasard et Biais Cognitifs : Penser Contre Mes Propres Pensées

 

En poursuivant ma réflexion sur le hasard et la synchronicité, je réalise à quel point mes pensées et mes perceptions sont influencées par mon expérience et mes émotions. Cette influence est un phénomène bien documenté dans les sciences cognitives : nos cerveaux, loin d’être des machines parfaitement rationnelles, sont en réalité remplis de biais qui colorent nos interprétations de la réalité. Ces biais, bien souvent inconscients, dirigent nos pensées et nos perceptions, et je suis loin d’être exempt de leur emprise.

 

L’un des concepts qui m’a le plus marqué dans ce domaine est celui du biais de confirmation. En psychologie, le biais de confirmation désigne cette tendance à privilégier les informations qui confirment nos croyances préexistantes tout en ignorant celles qui les contredisent (Nickerson, 1998). Albert Moukheiber, neuropsychologue que j’apprécie énormément pour sa clarté et sa rigueur, aborde ce biais dans son livre Votre Cerveau Vous Joue des Tours (2019). Il montre comment nos cerveaux peuvent nous piéger en nous poussant à chercher des signes ou des événements qui confirment nos hypothèses, même si cela signifie ignorer des éléments contraires.

 

Dans le cadre de la synchronicité, ce biais prend tout son sens. Il m’arrive de remarquer certaines coïncidences et de me dire qu’elles ont un sens particulier. Mais, en y réfléchissant bien, combien de fois ai-je ignoré des événements tout aussi fortuits mais qui n’allaient pas dans le sens de ce que je voulais voir ou comprendre ? Par exemple, lorsque je pense à une personne que je n’ai pas vue depuis longtemps, puis que je la croise, je me dis que cette rencontre a quelque chose de "spécial". Mais combien de fois ai-je pensé à des personnes sans jamais les croiser par la suite ? En réalité, mon cerveau filtre et retient ce qui conforte mon impression que certaines coïncidences ont une signification, tout en oubliant les innombrables moments qui ne correspondent pas à cette attente.

 

Ce phénomène m’amène à m’interroger profondément sur ma façon de penser. Je réalise que pour percevoir la réalité de manière plus juste, il me faut "penser contre ma pensée", c’est-à-dire cultiver un esprit critique envers mes propres croyances et interprétations. C’est un exercice difficile, car cela demande de séparer mes émotions de mes raisonnements, de prendre du recul et, souvent, d’accueillir la contradiction. Dans ce processus, j’essaie d’intégrer ce que Moukheiber appelle le "cerveau des autres". En échangeant avec d’autres, en écoutant leurs perspectives et en accueillant les critiques, je m’efforce de sortir de ma propre vision des choses et de mes croyances qui, je le sais, sont influencées par mon histoire personnelle.

 

Cette démarche s’inscrit dans une discipline cognitive que l’on appelle la métacognition – la capacité à penser sur nos pensées. Elle consiste à observer mes propres biais, à reconnaître mes réactions émotionnelles et à questionner leur légitimité. Moukheiber rappelle que ce n’est pas facile, car nous sommes tous sensibles aux biais cognitifs, qu’il s’agisse du biais de confirmation, du biais de disponibilité (qui nous pousse à accorder plus de poids aux informations facilement accessibles ou récentes) ou du biais d’ancrage (qui nous amène à accorder trop de valeur à la première information que l’on reçoit sur un sujet).

 

Je trouve également intéressant de noter que ces biais sont des mécanismes naturels de notre cerveau, des "raccourcis" cognitifs qui nous aident souvent dans la prise de décisions rapides, mais qui peuvent aussi fausser notre perception de la réalité. Dans mes réflexions, j’essaie de ne pas diaboliser ces biais, mais de les comprendre et de les accepter comme des parties intégrantes de mon fonctionnement. Cette acceptation m’aide à travailler sur une attitude de vigilance active, où je m’efforce de reconnaître quand mes pensées sont influencées par un biais, et de confronter ces pensées avec des perspectives alternatives, notamment celles des autres.

 

En fin de compte, je me rends compte que la quête de vérité est un cheminement, un processus qui demande de la rigueur et de l’ouverture d’esprit. Remettre en question mes pensées et interpréter les synchronicités sans m’y attacher de manière aveugle m’aide à avancer vers une perception plus équilibrée et nuancée. Car même si mon esprit est influencé par mes émotions et mes expériences, je peux choisir d’explorer mes propres biais et de me laisser enrichir par la diversité des points de vue autour de moi. En ce sens, penser contre ma pensée est devenu un exercice de liberté, qui me permet de voir le monde avec plus de clarté et de compréhension.

En suivant cette approche, j’espère pouvoir dépasser mes propres limites cognitives et donner à mes réflexions une profondeur qui transcende mes premières impressions.

 

Le Hasard, les Croyances et la Dimension Culturelle : Une Réflexion en Questionnement

 

En poursuivant mon exploration de la notion de hasard, je ne peux ignorer la dimension culturelle et religieuse, qui joue un rôle majeur dans la manière dont les différentes sociétés interprètent ce concept. En occident, le "hasard" est souvent perçu comme une absence de cause, une pure coïncidence. Cependant, ce mot, issu de l’arabe az-zahr (qui signifie "jeu de dés"), nous renvoie à une vision du monde où les événements sont, en quelque sorte, laissés au destin ou à la chance, une idée qui traverse les cultures de manière variée (Huizinga, 1955).

 

Dans d'autres contextes, notamment dans les sociétés où les croyances spirituelles sont plus intégrées dans le quotidien, le hasard prend une autre signification. Par exemple, en anthropologie et en ethnopsychiatrie, il est fréquent de voir que des phénomènes que nous qualifions de "hasard" en Occident sont interprétés comme des messages, des signes ou des communications spirituelles dans d’autres cultures (Devereux, 1970). Cette interprétation me rappelle combien ma propre vision est influencée par ma culture, et combien il peut être facile d’imposer une vision occidentale à des phénomènes qui, pour d’autres, possèdent une dimension sacrée ou symbolique.

 

Cela m’amène à réfléchir au paradoxe de notre compréhension psychologique et psychiatrique. La grande majorité des études en psychologie, en clinique et en psychiatrie sont basées sur des populations dites WEIRD (White, Educated, Industrialized, Rich, Democratic) – occidentales, éduquées, industrialisées, riches et démocratiques (Henrich et al., 2010). Ces études, majoritairement réalisées aux États-Unis ou dans d'autres pays industrialisés, ont servi de base à la plupart des théories et des méthodes utilisées pour accompagner les individus. Pourtant, cette population WEIRD ne représente qu’une petite partie de l’humanité et ses particularités culturelles, économiques et politiques influencent fortement les résultats de recherche.

 

Il est fascinant de voir que selon Henrich, cette population WEIRD est parmi "les moins représentatives pour généraliser sur les humains" (Henrich et al., 2010, p. 61). Cela signifie que beaucoup de conclusions psychologiques que nous tenons pour universelles pourraient en réalité être culturellement biaisées. Par exemple, les études sur l'individualisme, la liberté personnelle ou la réussite individuelle, si caractéristiques de l'Occident, n’ont peut-être pas la même pertinence pour des populations vivant dans des sociétés collectivistes ou spirituellement orientées, où l'identité se construit différemment. Et pourtant, ces études influencent la manière dont la psychologie clinique, la psychiatrie et même la psychanalyse sont pratiquées et enseignées à l’échelle globale.

 

En me plongeant dans ces réflexions, je me rends compte de l'importance de questionner cette approche. Si je pense que l'accompagnement psychologique et thérapeutique devrait être nuancé par la culture, je n'affirme pas pour autant avoir la science infuse. Ce n’est là que mon opinion actuelle, nourrie par mes lectures, mes échanges et mes propres expériences. Peut-être qu'avec le temps et l'expérience, je verrai les choses autrement. Pour moi, la vie consiste en un apprentissage constant, une évolution continue de la pensée, où chaque conviction doit rester malléable face à de nouvelles idées et à l’évolution de notre compréhension.

 

Cette remise en question permanente n’est pas une faiblesse, mais bien une force. Elle me rappelle que ma perspective n'est qu'une facette de la réalité et que la diversité des cultures, des croyances et des interprétations nous aide à élargir notre vision du monde. Les anthropologues et ethnopsychiatres, en explorant les pratiques et les croyances des peuples non-occidentaux, nous montrent combien il est essentiel de comprendre les autres selon leurs propres cadres culturels, et non selon des modèles qui leur sont étrangers. Cette approche me semble d’une importance cruciale pour penser un accompagnement psychologique véritablement inclusif et respectueux de la diversité humaine.

 

Pour conclure, ce n'est là que ma réflexion du moment. Je ne prétends pas avoir atteint une "vérité universelle" et je garde à l'esprit que mes opinions peuvent évoluer. La vie est un chemin d'apprentissage et de redécouverte, un processus dans lequel il est essentiel de rester ouvert et humble. Peut-être que dans un an, ou même dans quelques mois, je regarderai cette réflexion avec un regard neuf, enrichi par de nouvelles expériences et de nouvelles perspectives. Ce qui me convient aujourd’hui est d’essayer de penser la psychologie et la philosophie de manière critique et évolutive, en intégrant cette part de questionnement qui, pour moi, est aussi essentielle que la recherche de réponses. Et j'espère ouvrir des pistes pour un accompagnement plus attentif aux différences culturelles et pour une vision de la psychologie qui soit inclusive, nuancée et respectueuse de la diversité des parcours de vie, en prenant en compte la richesse des contextes sociaux, des croyances et des expériences propres à chaque individu, afin de favoriser une approche véritablement humaine et adaptable, capable de répondre aux besoins spécifiques de chacun, tout en encourageant une remise en question continue des pratiques pour qu'elles évoluent avec les connaissances et les réalités du monde. contemporaine.

 

Références :

 

Devereux, G. (1970). Essais d'ethnopsychiatrie générale. Gallimard.

 

Henrich, J., Heine, S. J., & Norenzayan, A. (2010). "The weirdest people in the world?" Behavioral and Brain Sciences, 33(2-3), 61-83.

 

Huizinga, J. (1955). Homo Ludens: A Study of the Play-Element in Culture. Beacon Press. dépasse ses propres frontières.

 

Références

Moukheiber, A. (2019). Votre Cerveau Vous Joue des Tours. Éditions Allary.

 

Nickerson, R. S. (1998). "Confirmation Bias: A Ubiquitous Phenomenon in Many Guises". Review of General Psychology, 2(2), 175–220.