DISNEY, HOLLYWOOD ET LE WOKISME : UNE MACHINE À RÊVES ENTRE IDÉOLOGIE, CAPITALISME ET DÉSILLUSION

Pendant longtemps, Disney a occupé une place centrale dans mon imaginaire. Enfant, puis adolescent, j'étais fasciné par la puissance émotionnelle de ses films, par l'univers à la fois magique, poétique, musical et rassurant qu'ils proposaient. Cédric, mon frère de cœur, partageait profondément cette passion. Nos échanges étaient réguliers, intenses, parfois même analytiques : on se racontait nos scènes préférées, on décortiquait les musiques, on s’envoyait des articles, des interviews, des extraits de films qu’on commentait des heures durant. C’était un langage commun, presque une langue affective, qui nous reliait. Jusqu'à mes 21 ou 22 ans, Disney représentait pour moi bien plus qu'une entreprise : c'était un refuge, un remède aux blessures invisibles de l'enfance, et nos discussions avec Cédric en étaient le prolongement bienveillant. Ce n'est qu'à posteriori que j'ai compris, avec un regard plus critique, qu'être "fan", pour moi, c'était aussi tenter de réparer quelque chose, de combler un manque, à travers ces échanges aussi riches qu’intimes.

 

Biologiquement et psychologiquement, l'attachement à une œuvre ou à un univers peut se comprendre par les mécanismes de la dopamine, de la mémoire affective, de l'identification projective. Lorsque nous visionnons un film ou replongeons dans un univers familier, notre cerveau active des circuits de récompense similaires à ceux mobilisés dans les liens d'attachement réels. La neurobiologie de l'attachement (cf. Bowlby, 1969 ; Schore, 2001) montre comment certaines figures fictives, certains récits, peuvent devenir des figures sécurisantes internes, des points d’ancrage émotionnels. J’en sais quelque chose. À une époque, j’ai été si profondément touché par l’univers d’Harry Potter que je me suis fait tatouer le symbole des Reliques de la Mort. Ce tatouage, je le porte encore, sans honte, mais avec plus de recul. Ce n’est plus le signe d’une adhésion inconditionnelle, mais plutôt le souvenir d’un moment où j’avais besoin de croire en quelque chose de plus grand, de plus magique que le réel. Aujourd’hui, ma passion est plus mesurée. Je ne renie pas l’émotion, mais je la replace dans un contexte plus large.

Sociologiquement, le fan est aussi un sujet en quête de reconnaissance symbolique (cf. Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979). Dans une culture de masse, nos choix esthétiques ne sont jamais totalement libres : ils sont le produit de nos trajectoires sociales, de nos appartenances, de nos blessures et de nos aspirations. Être fan, c’est aussi s’agripper à une forme d’identité, trouver une tribu, un langage commun.

Philosophiquement, l’idéalisation d’un créateur ou d’une entreprise comme Disney – ou J.K. Rowling – révèle notre besoin de sens, notre soif de récits fondateurs, de mythes modernes. Ce que nous aimons, souvent, ce n’est pas seulement l’œuvre, mais ce qu’elle représente pour nous à un moment donné. Sommes-nous fans de Disney ou de ce qu’il promettait : une idée du bonheur, un refuge, une cohérence dans le chaos ? Voilà la vraie question, et c’est une question que je continue d’habiter, humblement, avec plus de nuance qu’avant. 

Avec le temps, ma perception a changé. Et celle de Cédric aussi. Nous avons grandi, lu, écouté, déconstruit. Ce que nous avons redécouvert, c'est que Disney est avant tout une entreprise capitaliste. Et si le capitalisme était déjà présent aux origines de la compagnie en 1923, la nature de ses mutations récentes, en particulier dans les années 2010-2020, mérite un examen critique. L'institution Disney s'est redéfinie autour de l'idéologie dominante de son temps : celle de l'inclusivité, du "woke", du politiquement conscient.

 

Mais cette adaptation est-elle sincère ?

Le terme « woke » trouve ses racines dans les milieux militants afro-américains du début du XXe siècle, et plus précisément dans la sphère culturelle et politique des années 1930 à 1960. Être « woke », à l’origine, signifiait littéralement être « éveillé », c’est-à-dire conscient des oppressions systémiques, notamment du racisme institutionnel et des violences policières. L'expression a été popularisée dans les années 2010 à travers les mouvements comme Black Lives Matter, devenant un appel à la vigilance face aux injustices sociales, raciales, et genrées. C’était un mot d’espoir, d’alerte, un mot de soin aussi, dans la tradition des luttes progressistes américaines.

Mais très vite, le mot a été récupéré, vidé de son sens initial, puis instrumentalisé par certains médias et personnalités politiques. Il est devenu un étendard autant qu’un épouvantail. Un fourre-tout anxiogène pour les uns, un slogan de justice sociale pour les autres. « Wokisme » n’est d’ailleurs pas un mot issu des milieux militants : c’est un néologisme péjoratif forgé par ses détracteurs pour caricaturer ce qu’ils perçoivent comme une idéologie victimaire, moralisatrice, culpabilisante.

Dans ce contexte de polarisation croissante, Disney a cherché à se positionner. À travers des films comme Vaiana (2016), Coco (2017), La Reine des Neiges (2013, 2019), Encanto (2021), Soul (2020), Alerte Rouge (Turning Red, 2022), ou encore la série Willow (2022), le studio a multiplié les représentations de minorités ethniques, sexuelles ou de genre. Ces choix ont souvent été salués pour leur volonté de diversifier les récits, de donner à voir des cultures, des voix et des expériences longtemps invisibilisées dans les productions grand public.

À première vue, ces initiatives semblent porteuses de sens. Mais il serait naïf d’y voir un simple acte de militantisme désintéressé. Disney est avant tout une entreprise, guidée par des logiques de marché. S’aligner avec les discours dominants d’une partie du public progressiste peut aussi répondre à une stratégie de conquête de nouveaux segments, urbains, jeunes, cosmopolites.

Paradoxalement, cette ouverture a elle-même nourri des résistances virulentes. Chaque choix de casting, chaque thématique un tant soit peu inclusive peut devenir objet de polémique. La pensée « woke », dans son essence, visait à éveiller les consciences ; elle est désormais caricaturée comme un dogme. La polarisation actuelle, qui oppose brutalement « progressistes » et « réactionnaires », est regrettable. Elle s’explique, certes, par les tensions géopolitiques, sociales, identitaires – mais elle ne s’excuse pas, à mon sens.

La vie, je crois, est beaucoup plus complexe que ces dichotomies rigides. Il ne faut pas faire l’économie de la réflexion. Il ne s’agit pas de simplifier la complexité, ni de la compliquer davantage. Mais de rendre la nuance possible : simple sans être simpliste, complexe sans être opaque. C’est là, à mon avis, que réside notre responsabilité : penser avec rigueur, et s’engager sans dogmatisme. Et cela vaut aussi pour l’analyse des œuvres et des choix d’une entreprise comme Disney, prise dans ces tensions entre représentativité, sincérité et stratégie commerciale.

 

Mais les réalités économiques ne sont jamais loin. En 2023, le marché mondial de l’entertainment représentait environ 2 500 milliards de dollars (source : PwC Global Entertainment & Media Outlook 2023–2027), ce qui en fait l’un des secteurs les plus stratégiques à l’échelle planétaire. Dans ce contexte, l’intégration de représentations dites « inclusives » – qu’il s’agisse de diversité ethnique, de genre ou de sexualité – peut évidemment relever d’une stratégie de conquête commerciale. Disney le sait : proposer des personnages issus de cultures variées ou non-hétéro-normées peut ouvrir de nouveaux marchés, notamment en Amérique latine, en Asie, ou dans les métropoles occidentales sensibles aux enjeux de justice sociale.

Cela dit, je ne pense pas que ce soit forcément une mauvaise chose. Bien au contraire. Ce qui me semble fondamental, personnellement, ce n’est pas uniquement l’intention qui motive ces choix, mais leur effet concret sur la construction identitaire des enfants, des adolescents, et même des adultes. Avoir accès à des modèles diversifiés à l’écran n’est pas neutre : cela joue un rôle déterminant dans le développement de l’estime de soi, dans la normalisation des différences, et dans la lutte contre les stéréotypes.

Des recherches menées par le Children’s Media Center de l’université de Californie du Sud (USC Annenberg) ont montré qu’en 2021, moins de 39 % des personnages principaux dans les films à gros budget étaient issus de minorités ethniques, alors que ces groupes représentent une majorité dans certaines zones géographiques (Smith et al., Inclusion in the Director’s Chair, 2021). Pourtant, lorsque les enfants voient des personnages qui leur ressemblent, leur niveau d’engagement émotionnel, de compréhension et d’appropriation des récits augmente significativement (Rideout, 2019, Common Sense Media).

Une autre étude publiée dans Developmental Psychology (2020) a montré que l’exposition répétée à des personnages issus de groupes historiquement marginalisés permettait de réduire les biais implicites chez les enfants dès l’âge de 5 ans (Skinner & Meltzoff, 2020). C’est donc bien plus qu’une question de représentativité symbolique : c’est un levier de développement psychologique et social, mesurable et documenté.

 

Ainsi, même si les motivations premières des grandes entreprises peuvent être discutables, les effets positifs de la diversité à l’écran sont réels et prouvés. Et pour moi, cela compte. Ce n’est pas tant la pureté de l’intention que la portée éducative et culturelle des œuvres qui m’importe. Parce que ce sont ces récits, ces visages, ces voix, qui nourrissent l’imaginaire collectif, et donc aussi l’avenir.

Et cette stratégie s’accompagne aussi de reculs significatifs. En 2024 et 2025, plusieurs prises de position publiques de la direction de Disney ont trahi un « recentrage » assumé de leur ligne éditoriale, avec pour mot d’ordre : « ne pas heurter les sensibilités » de certains publics. Ce repositionnement concerne particulièrement les marchés considérés comme sensibles sur les questions de genre, de religion ou de diversité raciale : le Moyen-Orient, la Russie, certaines régions du sud des États-Unis. Il ne s’agit pas là d’une rumeur mais d’un calcul explicite, relayé dans des rapports internes et des entretiens publics avec des dirigeants de la firme (cf. Hollywood Reporter, Variety, 2024).

Cette dynamique est particulièrement visible dans la gestion complexe du live-action Blanche-Neige, initialement prévu pour 2024, puis repoussé à 2025. Les choix de casting – notamment Rachel Zegler, actrice latino dans le rôle-titre – et certaines révisions narratives inclusives ont suscité des vagues d’opinions si fortes qu’ils ont été en partie révisés. Disney a dès lors semblé prisonnier d’une tension irréconciliable : représenter les minorités avec respect tout en ne froissant pas les majorités conservatrices. Le studio navigue ainsi entre deux injonctions contradictoires, oscillant entre audace progressiste et prudence commerciale.

Cette ambivalence interroge profondément la sincérité des engagements affichés. Peut-on encore parler d’engagement quand celui-ci s’ajuste aux fluctuations de l’opinion ou des intérêts géopolitiques ? Est-ce qu’un progrès opportuniste reste un progrès ? Ou faut-il impérativement qu’il soit porté par une éthique constante et cohérente pour qu’il soit crédible ? Ce ne sont pas des questions simples. Et je ne prétends pas avoir les réponses. Mais je crois qu’elles méritent d’être posées avec honnêteté intellectuelle, sans tomber dans le cynisme ou l’idéalisation.

 

Personnellement, ma pensée est tournée vers l’humain. Elle s’inscrit dans une approche que certains qualifieraient de « woke » au sens noble du terme : sensible à la représentation, au soin, à la déconstruction des dominations. Mais cela ne m’empêche en rien – au contraire, cela m’oblige – à écouter, à lire, à entendre des voix divergentes. Non pas pour me laisser convaincre, mais pour continuer à penser. Dans ce monde saturé de certitudes, partager des idées sans chercher à triompher de l’autre est devenu un acte politique.

Je ne cherche pas à convaincre à tout prix. Je veux apprendre à partager, pas à diviser. M’exposer à d’autres manières de voir sans me sentir menacé, et sans menacer en retour. Et c’est là que la philosophie me revient comme un guide, notamment cette phrase de Spinoza, qui ne m’a jamais quitté depuis que je l’ai découverte :
« Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre. »

Comprendre ne signifie pas excuser. Cela signifie élargir, contextualiser, complexifier, pour que la critique elle-même devienne un exercice de lucidité et non une arme de rejet. C’est dans cet espace-là que j’essaie d’habiter, aussi imparfaitement que possible.

Notre rapport à Disney a changé, Cédric et moi. L'enfant en nous continue d'aimer certaines musiques, certaines séquences, certaines audaces. Mais l'adulte voit l'entreprise, le pouvoir, la stratégie. C'est un regard lucide, pas défaitiste. Car Disney a aussi offert des œuvres magnifiquement écrites et animées : Vice-Versa (2015), Les Mondes de Ralph (2012), Zootopie (2016), Luca (2021), Raya et le dernier dragon (2021), Soul (2020), pour n'en citer que quelques-unes.

 

La créativité existe encore. Mais elle est médiatisée, filtrée, encapsulée dans une logique de rendement. Comme si l'industrie du rêve, à force de vouloir plaire à tout le monde, finissait par déplaire à ceux qui cherchent autre chose que du confort narratif.

Il ne s'agit pas de détruire Disney. Il s'agit de regarder cette institution pour ce qu'elle est : un mélange d'art, d'industrie, d'idéologie, de marketing. Une entité complexe, à la fois fascinante et inquiétante, à laquelle nous avons confié une part de notre imaginaire collectif. Il est temps d'en redevenir les auteurs.

Pas pour effacer ce que Disney a représenté pour nous, ni pour renier les souvenirs qu’il a imprimés dans nos enfances, mais pour reprendre la main sur notre propre imaginaire, avec conscience, avec exigence, avec maturité. Car les récits que nous consommons façonnent en retour notre manière d’habiter le monde. Ils influencent nos émotions, nos désirs, notre manière d’aimer, de rêver, de penser l’altérité, la réussite, la normalité.

Être adulte, c’est peut-être cela : ne plus avaler les histoires toutes faites, mais apprendre à les déconstruire, à les prolonger, à en inventer de nouvelles. C’est choisir de garder en soi l’enfant qui s’émerveille, tout en cultivant l’esprit critique qui éclaire. C’est apprendre à aimer sans idéaliser, à douter sans sombrer, à espérer sans naïveté.

Disney ne détient plus la clé unique du rêve. Et c’est tant mieux. Car nous avons besoin de récits pluriels, de visions du monde plus ouvertes, plus contradictoires, plus humaines. À nous de chercher, de créer, de transmettre autrement.

Et comme je l’écris souvent dans mes carnets, presque en mantra :
“Ce n’est pas le rêve qui doit être rentable, mais le réel qui mérite d’être rêvé.”

Peut-être qu’à partir de là, quelque chose de nouveau peut s’écrire.

 

Créez votre propre site internet avec Webador